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La découverte est synonyme de marginalité

Il est naïf de croire que le modèle de concentration des grandes entreprises peut s’appliquer à la recherche scientifique. En réalité, les découvertes sont dues à des personnes en marge des groupes de chercheurs formatés.
Chimiste de profession, vous estimez que les scientifiques ont l’obligation de faire de la vulgarisation. Vous y avez même consacré un «Que sais-je ? «Pourquoi ?
Parce que nous sommes des privilégiés, nous pouvons travailler dans la liberté, nous avons des horaires à notre gré, du moins ceux d’entre nous qui sont moins conformistes que les autres… Nous n’avons d’autre patron que nous-mêmes. Tous ces privilèges ne vont pas sans des devoirs. Il me semble qu’un devoir qui va avec la citoyenneté, c’est d’essayer de partager cela avec les autres.

Etes-vous toujours certain de l’existence de cette liberté du scientifique ?
C’est vrai que la science a changé par rapport à ce que j’ai connu au début de ma carrière et elle continue de changer. Je pense qu’il est aujourd’hui abominable d’être «assistant prof essor» aux Etats-Unis, parce que l’état de tension et de stress est colossal. Ce n’est plus du tout la science de gentleman britannique dont j’ai connu les derniers feux et dont Pierre-Gilles de Gennes (1), décédé l’année dernière, était un très bon exemple. Elle est passée de l’ère artisanale à l’ère industrielle. Se sont mises en place des sortes d’usines de production du savoir.

Quel conseil donneriez-vous alors à un jeune qui se destine à la science ?

D’aller vers la biologie. Il est clair que les questions importantes – et dont les gens sont de plus en plus conscients – concernent la biodiversité, et font que l’histoire naturelle continue d’avoir des débouchés et doit faire des émules. L’écologie est également un canal qui permet de faire de la science de façon viable, si on est un tout petit peu imaginatif et créatif. Mais en ce qui concerne la chimie, je trouve qu’elle est en panne.
Vous n’allez pas dire à l’instar de ce fameux physicien de la fin du xixe siècle à propos de la physique, que la chimie n’a plus rien à donner ?
Non, pas du tout. Mais elle est dans une impasse. Je peux expliquer cela de façon quantitative. En 1960, au moment où j’ai commencé dans la chimie, 80% des papiers dans le Journal of the American Chemical Society, périodique phare de la profession, relevaient de la chimie organique physique. C’est-à-dire une discipline rationnelle, expérimentale, avec une problématique claire, celle du mécanisme des réactions chimiques. On voulait savoir quelles étaient les étapes élémentaires de ces réactions et comment elles s’enchaînaient les unes avec les autres. C’était une discipline prédictive avec une façon de travailler très scientifique. Aujourd’hui, elle a complètement disparu et 60% des articles du JA CS portent sur la science des matériaux et les nanotechnologies/nanosciences. C’est-à-dire qu’ils évoquent des travaux comportant une très grosse dose d’empirisme.
Ce mot d’empirisme sonne comme un reproche. Que signifie-t-il exactement ?
Les gens ne travaillent pas de façon hypothéticodéductive, ni inductive non plus, mais en pratiquant le «trial and error» (l’essai/erreur). Une façon de faire qui vient d’une sorte de pseudo-philosophie de la science issue de la pratique industrielle.
Cela ne peut-il pas donner de bons résultats ?
La notion de recherche ciblée est une aberration. Je pense que les applications viennent exclusivement de la recherche fondamentale. Si vous ne faites pas du fondamental, il y a une rupture de contrat moral entre la collectivité et le scientifique, et la collectivité se trompe lourdement lorsqu’elle incite le scientifique à faire de la recherche ciblée. Ce qui est le cas du CNRS, des organismes de Bruxelles… Le tout aboutit à un gaspillage monumental de ressources. Je pose la question : existe-t-il par exemple un seul médicament qui ait été trouvé par essai-erreur ? Je ne crois pas qu’ils soient nombreux ! L’idée consiste à trouver toute une volée de variantes à partir de molécules «têtes de file». L’industrie pharmaceutique, qui veut désespérément trouver la pierre philosophale, a essayé ce système, comme elle en essaie d’autres, différents, tous les cinq ou six ans, à la manière des modes qui changent. Et elle n’y est pas parvenue.
Mais parfois on découvre quelque chose… un peu par hasard…
Oui, c’est la découverte fortuite mais elle n’a rien à voir avec le trial and error Je vous cite un exemple, celui de l’aspartame. Voilà une molécule qui a été une source de bénéfices considérables pour les laboratoires pharmaceutiques Pfizer. L’aspartame n’a pas été découvert parce qu’on le cherchait mais par un chimiste des peptides qui était en train de faire une synthèse. Il s’est absenté pour aller au petit coin ou répondre au téléphone et pendant ce temps, son mélange réactionnel a débordé sur la paillasse. Lorsqu’il est revenu, il a tout essuyé et il a recommencé la manip. Et puis, il a oublié le petit incident jusqu’à ce qu’il ait à effectuer une pesée. Alors, il a humecté le bout de son doigt – comme il le faisait toujours pour attraper le bout de papier-filtre qui lui servait pour ses pesées – et la fois suivante, lorsqu’il a remis le doigt à la bouche pour faire la même chose, il s’est rendu compte que son doigt était sucré ! Il s’est demandé pourquoi. Et là, il a tout reconstitué. Le mélange qui avait débordé avait un peu éclaboussé les papiers filtre et c’est de cette manière-là que l’aspartame a été trouvé.
Vous évoquiez les nanosciences. Les fullerènes, qui ont valu le prix Nobel 1996 à leurs découvreurs, sont-ils une découverte fortuite ou par essai-erreur ?
Ni l’un ni l’autre. Lorsque Harold Kroto, Richard Smalley et Robert Curl ont découvert les fullerènes, ils étaient en train d’étudier la spectrométrie de masse des agrégats de différents atomes dont le carbone. Et c’est alors qu’ils ont vu ce pic extrêmement intense pour C60 (60 atomes de carbone). A la suite d’une insomnie créatrice, Richard Smalley est arrivé le lendemain matin avec la formule du footballène. Ils ne s’attendaient absolument pas tous les trois à découvrir une forme moléculaire du carbone inédite. Tous les manuels disaient en effet qu’il n’y a que deux formes du carbone, le graphite et le diamant…
La méthode essai-erreur ne serait donc que de la poudre aux yeux ?
C’est une naïveté perverse. Je ne vois pas comment la qualifier autrement. Elle a pour origine les décideurs politiques qui ont besoin de montrer à leur électorat des résultats rapides. C’est pour la même raison que dans nos pays européens, vous obtenez de l’argent pour construire des bâtiments universitaires bien plus facilement que pour faire fonctionner les laboratoires qui s’y trouvent. A l’inverse, je me souviens de ma première visite à Stanford dans les années 1960 : j’avais été très frappé par l’espèce de baraquement en préfabriqué où j’ai rencontré les enseignants-chercheurs du département de chimie. Il s’y faisait la meilleure chimie du monde ! De même au Japon, à l’Université technique de Tokyo, à Nagoya, à Osaka, à Kyoto. Il y avait ces chimistes japonais qui bricolaient des réactions avec de grandes boîtes métalliques de bière en guise de réacteurs… J’ai trouvé que c’était extrêmement astucieux de faire des études de catalyse là-dedans. Pendant ce temps, leurs confrères français pleuraient pour qu’on leur achète des réacteurs coûtant des centaines de milliers de francs de l’époque.
Auriez-vous donc un conseil à donner aux responsables politiques ?
Le meilleur système est celui qui existait en GrandeBretagne dans les années 1970-1980. Grosso modo, il consiste à faire gérer la science par les scientifiques. Il faut leur donner une enveloppe globale et leur dire débrouillez-vous !
Pour la chimie, regardez ce qui s’est passé justement au Royaume-Uni. Cela a vraiment mal tourné lorsque Margaret Thatcher puis Tony Blair ont décidé de contrôler ce qui se faisait dans les universités en vue de rentabiliser le système et de le rendre plus productif. La date pivot se situe vers la fin des années 1970. A l’époque, il y avait environ 75 départements de chimie dans le pays, et le Royaume-Uni était dans le peloton de tête de la recherche de ce domaine. A l’heure actuelle, il doit en rester moins de 20, et si on extrapole, il est tout à fait possible que dans cinq ou dix ans, il n’y ait plus qu’Oxford, Cambridge, l’Impérial Collège et un ou deux autres. Elle est là, la naïveté perverse : dans cette croyance que le modèle de concentration de grandes sociétés commerciales ou industrielles est applicable à la recherche scientifique. Car dans ce domaine, il n’y a pas de raison pour que quelqu’un travaillant à l’université de Chambéry ou de Perpignan ne fasse pas des découvertes tout aussi importantes qu’un chercheur de Paris-VI ou Cambridge. La mainmise des politiques sur les décisions concernant l’orientation des recherches, la ventilation des crédits, les secteurs à privilégier est une catastrophe. Cela obère l’avenir…
Votre vision n’est-elle pas trop pessimiste ? Le nombre de chercheurs augmente. Il y a toujours des capacités d’invention, d’imagination…
Laissez-moi vous dire la façon dont je vois le prix Nobel. Heureusement qu’il existe, de même que ses imitations comme le prix Wolf, le prix Japon, etc. Ce qui est tout à fait précieux dans le prix Nobel, c’est que les marginalités s’y trouvent reconnues et récompensées. La découverte est pratiquement synonyme de marginalité. 99% de la masse normalisée et formatée des chercheurs, le mainstream comme on dit en anglais, définissent par exclusion un certain nombre de personnalités à l’origine des découvertes. Exemple, J. Georg Bednorz et Karl Alex Mùller, prix Nobel 1987. Dans le laboratoire d’IBM à Zurich, ils étaient complètement marginalisés et c’est ainsi qu’ils ont découvert les céramiques supraconductrices. Ce qui est génial ! Il y a en effet, souvenez-vous, presque une contradiction dans les termes «céramiques supraconductrices». Comme tout le monde, j’ai appris que les céramiques, c’était… isolant. Il arrive ainsi qu’une découverte provienne de la volonté de s’affranchir du vocabulaire usuel et de ce qu’il implique. Ca a été le génie de Bednorz et Müller !
Le vocabulaire, que vous venez d’évoquer, vous y tenez beaucoup. Dans vos livres tel Chemins et savoirs du sel, vous en faites un usage plein de sensualité…
Contrairement à une idée reçue et à une espèce de snobisme chez les scientifiques qui se vantent d’être incapables d’écrire, la culture littéraire et la lecture sont indispensables au chercheur. Pour moi, son activité est indissociable de l’écriture. A mon sens, vous ne pouvez pas lancer une recherche quelconque sans avoir en tête sa publication. Dans la conception même des «manips», il y aune organisation rhétorique qui est celle d’un texte.
(1) Prix Nobel de physique 1991, décédé fin mai 2007.
Un scientifique amoureux de l’écriture
Plus d’une vingtaine d’ouvrages ont été publiés depuis 1993 par Pierre Laszlo, chimiste amoureux de l’écriture. Extraits.

CHEMINS ET SAVOIRS DU SEL (Hachette Littératures, 1998). «Les routes du sel permirent des échanges économiques entre les régions, le bois du Massif central et du Rouergue servant à la construction des bateaux en Languedoc en échange de l’approvisionnement des greniers à sel rouergats (…) Elles permirent d’asseoir des puissances économiques, comme celle de Venise, ou celle des villes hanséatiques au nord de l’Allemagne : le sel de Lüneburg était acheminé à Lübeck, d’où il était exporté en Scandinavie; ou embarqué à destination des îles Shetland, au nord de l’Ecosse, pour y servir au caquage des harengs (…) Cette route du sel favorisait aussi les échanges culturels : Jean-Sébastien Bach qui étudia à Lûneburg de 1700 à 1702, l’a empruntée en 1705 pour aller entendre Dietrich Buxtehude jouer sur l’orgue de la Marienkirche de Lübeck.»

L’ARCHITECTURE DU VIVANT (Flammarion, 2002). «Nous voici au début du xxie siècle. Les structures des protéines ont proliféré. On en dénombre à présent plus de 10 000, enregistrées dans des banques de données (…) Je veux, dans ce livre, faire partager un émerveillement. Ces architectures sont d’une grande beauté (…) J’ai voulu aussi guider le lecteur dans cette forêt vierge : 10 000 espèces de protéines, cela fait beaucoup, il faut donc faire un choix. Il y faut quelqu’un comme moi (…) scientifique généraliste, très familier du domaine sans pour autant l’avoir pratiqué de l’intérieur.»

COPAL, BENJOIN, COLOPHANE…
(Le Pommier, 2007). «L’expression «gomme arabique» me fait rêver : j’imagine, remontant d’Arabie et se dirigeant vers le delta du Nil, des caravanes de dromadaires chargés de ballots, où myrrhe, encens et épices importés d’Inde voisinent avec cette gomme réputée; des voiliers traversent la Méditerranée avec, dans leurs cales, des chargements de cette denrée tropicale; à Nantes ou à Marseille, des courtiers spéculent sur le prix de cette substance en attendant son arrivée à bord d’un navire en provenance de Mauritanie… La gomme arabique a traversé les siècles. On la nommait
kami dans l’Egypte antique où, dès la me dynastie (vers 2650 avant J.-C), elle fut utilisée pour colmater et rendre étanches les bandages des momies.»

Dominique Leglu
Sciences et Avenir
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