Skip to content

Rose ou Noir?

Introduction

Le dernier demi-siècle arbora, pour la chimie, les couleurs de la science: on y compte plus de chercheurs que leur nombre cumulé sur toutes les périodes passées; on y répertorie de multiples applications, prises comme locomotives es économies de pays qui sont déjà les plus riches; et on y constate la fascination du public pour des domaines comme l’astronomie ou la paléontologie. Néanmoins, si l’avancement du savoir est venu remplir des cases de la science chimique restées longtemps désespérement vides (structure des protéines, synthèse organique nantiosélective, ou reconnaissance moléculaire, pour ne citer que ces trois cas), la véritable création fut souvent eléguée dans les coulisses de la recherche d’imitation, et contrainte de jouer les utilités.

 

Le tableau synoptique qui précède a pour seul objectif de poser quelques repères. L’exhaustivité était, plus qu’impossible, impensable. L’équilibre entre les diverses branches de la science “-” et de la science chimique “-” aurait pu être atteint… par un travail de commission, mal conduit et ménageant diplomatiquement la chèvre et le chou (ou s’accordant pour faire disparaître, faute de place, chèvre et chou!).

Le bilan présenté a le mérite et les défauts de la subjectivité de son auteur, chimiste organicien de formation et de pratique, et de la sélectivité d’une mémoire, dont on sait combien elle peut être infidèle. Je présente par avance mes excuses aux innombrables collègues dont les noms ne sont pas cités ici, en dépit de contributions pionnières: qu’ils n’y voient aucune mauvaise intention; une indication simplement des conditions aux limites, assez contraignantes, de cet exercice.

Le tableau synoptique ci-dessus est proposé à la réflexion des collègues, j’ai voulu éviter de le commenter pas à pas au risque d’une trop grande directivité. À sa vue, le lecteur pourra se poser toutes sortes de questions. Par exemple, les physiciens auteurs des grandes percées des années 30 les considéraient, une trentaine d’années plus tard, d’un regard philosophique: nous n’avons pas (encore?) l’équivalent pour la chimie.

Afin de contextualiser les avancées en chimie, ce tableau chronologique est parsemé de quelques indications sur le cheminement d’autres sciences (astronomie, physique,…) et sur des développements techniques (informatique, en particulier).

Jouant à l’observateur de Sirius, et voulant maintenir ce bilan à la hauteur de statures dignes de Lavoisier, Pasteur ou Woodward, on doit constater d’abord la densité du vide ambiant (toujours la recherche d’imitation)… En revanche, certaines découvertes furent si belles, tellement singulières, qu’elles firent basculer le cours du fleuve Science dans d’autres lits, et qu’elles stimulent durablement l’imagination. L’idée centrale de ce texte pourrait être que la chimie, science ou industrie, s’est complètement rénovée, refaite à neuf durant le demi-siècle écoulé, à l’exception bien entendu de sa terminologie et de sa dualité fondamentale, analyse et synthèse.

tableau synoptique

année avancée
1950 découverte des neuroleptiques, Henri Laborit, Jean Delay lancement de la xérographie synthèse de la morphine, Marshall Gates et Robert B. Woodward découverte en rmn du déplacement chimique, Dickinson, Hahn, Proctor et Yu Henry Margenau, The Nature of Physical Reality
1951

molécules interstellaires, H. Ewen et E. Purcell synthèses du cholestérol et de la cortisone, Robert B. Woodward John D. Roberts baptise “non-classique” le cation 2-norbornyle; la délocalisation électronique inhabituelle avait été conçue par Saul Winstein avant 1949. Rachel Carson, The Sea Around Us

1952 structure du ferrocène, E.O. Fischer; Geoffrey Wilkinson, Robert B. Woodward Werner Heisenberg, Philosophical Problems of Modern Physics
1953 double hélice de l’ADN, James D. Watson et Francis D. Crick expérience de chimie prébiotique, Stanley Miller polymérisation stéréorégulière, Karl Ziegler; Giulio Natta Structure and Mechanism in Organic Chemistry, C. K. Ingold synthèse de la cantharidine, Gilbert Stork
1954 nouvelle réaction de formation de liaisons carbone-carbone, Georg Wittig réduction par les métaux alcalins, A.J. Birch interdiction de la pêche dans la Baie de Minamata: arrêt d’un empoisonnement chronique par le méthyl mercure synthèse de la strychnine, Robert B. Woodward alkylation sélective de cétones via l’énamine, Gilbert Stork
1955 découverte de l’antiproton, Emilio Segrè et Owen Chamberlain structure de l’insuline, Frederick Sanger synthèse du cédrol, Gilbert Stork mécanisme de la biosynthèse des stéroïdes, Duilio Arigoni, Albert Eschenmoser, Oskar Jeger et Leopold Ruzicka
1956 découverte du neutrino, Frederick Reines et Clyde Cowan pilule anticonceptionnelle, Gregory Godwin Pincus; Carl Djerassi première élaboration d’une théorie du transfert d’électrons, Rudolph A. Marcus identification d’un mutateur et d’un suppresseur dans le génome du maïs, Barbara McClintock désaimantation adiabatique nucléaire
1957 modèle pour la nucléosynthèse, E. Burbidge, G. Burbidge, W. Fowler et F. Hoyle synthèse de la pénicilline, J.C. Sheehan et K.R. Henery-Logan synthèse de la colchicine, Albert Eschenmoser structure à basse résolution de la myoglobine, John Kendrew séquence des acides aminés de l’insuline, Frederick Sanger premières benzodiazépines tranquillisantes (Librium, Valium), Leo H. Sternbach
1958 Frederick Sanger se voit décerner son premier prix Nobel Niels Bohr, Atomic Physics and Human Knowledge
1959 procédé Polaroid de photographie instantanée, Edwin Land conception du procédé de synthèse polypeptidique en phase solide, R. Bruce Merrifield structure aux rayons X de la myoglobine, à une résolution de 2 Å, John Kendrew rotation d’un échantillon solide de rmn à l’angle magique, E. Raymond Andrew
1960 structure par diffraction X de l’hémoglobine à la résolution de 5,5 Å, Max Perutz synthèse de la chlorophylle, Robert B. Woodward commercialisation du Téflon par Dupont de Nemours Rapport du Club de Rome
1961 identification de la faute d’orthographe (valine au lieu d’acide glutamique) dans l’écriture de l’hémoglobine de l’anémie falciforme, comme prédit par Pauling, Ingram hypothèse chimiosmotique, Peter Mitchell synthèse du longifolène, E.J. Corey conjecture: les chaînes de polymères peuvent former des nœuds, Edel Wasserman et Harry L. Frisch Erwin Schrödinger, My View of the World Anatole Abragam, Principles of nuclear magnetism
1962 composés des gaz rares, Neil Bartlett et al. procédé Mobil de fabrication d’essence, catalysée par des zéolithes découverte par Nikolai Fedyakin de l’ “eau polymérique” synthèse d’annulènes aromatiques, F. Sondheimer virus icosaèdres et quasi-équivalence des sous-unités, Aaron Klug Rachel Carson, Silent Spring
1963 The Feynman Lectures on Physics, 1963-65 première publication relative à la méthode Extended Hückel, Roald Hoffmann lancement du Quantum Chemistry Program Exchange, université d’Indiana préparation du bullvalène, William von Eggers Doering radiation cosmique résiduelle du Big Bang, Arno A. Penzias et Robert W. Wilson
1964 la connaissance de la densité électronique permet de calculer l’énergie totale d’une molécule, premier pas des calculs quantiques de densité fonctionnelle, Walter Kohn invention de la rmn par transformée de Fourier, Weston A. Anderson et Richard R. Ernst synthèse de l’oxydo-1,6-cyclodécapentaène, Emanuel Vogel synthèse du cubane, Philip E. Eaton théorie des quarks, Murray Gell-Mann et George Zweig
1965 découverte fortuite de l’aspartame, James Schlatter généalogie moléculaire, Linus Pauling et Emile Zuckerkandl mise sur orbite du satellite de communication, Early Bird 1 Mariner 4 survole Mars règles de symétrie des orbitales, Roald Hoffmann et Robert B. Woodward méthode CNDO de calcul quantique, John Pople structure aux rayons X du lysosyme, David C. Phillips
1966 théorie des orbitales moléculaires saluée du prix Nobel, allant à Robert S. Mulliken
1967 la controverse des ions non-classiques fait rage: publication d’un article par H.C. Brown dans Chemical and Engineering News découverte des pulsars, Jocelyn Bell Burnell et Anthony Hewish Eugene Wigner, Symmetries and Reflections
1968 distinction contrôle orbitalaire-contrôle de charges, Gilles Klopman
1969 analyse rétrosynthétique et publication d’un premier logiciel, E.J. Corey synthèse automatisée de la ribonucléase, R. Bruce Merrifield météorite de Murchison, aux acides aminés comparables à ceux produits dans l’expérience de Stanley Miller
1970 hypothèse télomérique du vieillissement rôle des orbitales frontières dans les réactions, Fukui Kenichi
1971 idée de la rmn bidimensionnelle, Jean Jeener
1972 fin de la saga de l’eau polymérique synthèse de la vitamine B12, Robert B. Woodward et Albert Eschenmoser
1973 synthèse de la prostaglandine F2a, Robert B. Woodward
1974 destruction de l’ozone stratosphérique par les chlorofluorocarbures, F. Sherwood Rowland et Mario Molina
1975 méthode MINDO de calcul quantique, Michael J.S. Dewar description du Cambridge Crystallographic Data Centre, Olga Kennard découverte de Lucy, vallée du Rift, Donald Johanson, Yves Coppens et Maurice Taïeb fondation de la firme Microsoft notion d’objet fractal, Benoît Mandebrot test de la relativité générale par un pulsar binaire, Russell A. Hulse et Joseph H. Taylor, Jr.
1976

1977

alkylation énantiosélective de cétones via l’énamine, Al I. Myers 2 kg de 2,3,7,8-tétrachlorodibenzoparadioxine sont accidentellement dispersés par une usine de Givaudan à Seveso conductivité de films de polyacétylène dopés, A.J. Heeger, A.G. MacDiarmid et H. Shirakawa première étude en dynamique moléculaire d’une protéine, Martin Karplus synthèse biomimétique de stéroïdes, W.S. Johnson
1978 synthèse de l’acide giberellique, E.J. Corey
1979 synthèse du multifidène, L. Jaenicke et W. Boland
1980 le revenu global des semi-conducteurs atteint 10 milliards de dollars expression d’un gène bactérien dans des cellules de mammifères, Paul Berg époxydation énantiosélective, K. Barry Sharpless l’endothélium des capillaires sanguins sécrète de l’oxyde nitrique, Robert Furchgott et Salvador Moncada
1981 découverte du trou d’ozone antarctique, James Farman lancement de l’ordinateur personnel IBM PC
1982 cristallisation du centre photosynthétique de Rhodopseudomonas viridis, Hartmut Michel catalyse par l’ARN, Thomas Cech synthèse de la rifamycine S, Masamune Satoru
1983 autocatalyse par l’ARN de sa formation, Sidney Altman
1984 catastrophe de Bhopal découverte des quasi-cristaux, D. Shechtman, I. Blech, J. Cahn et Denis Gratias lancement du Macintosh de la firme Apple
1985 céramiques supraconductrices, Georg Bednorz et Alex Müller fullerènes, R. Curl, Harold Kroto et Richard Smalley détermination de la structure d’un centre photosynthétique, Robert Huber et Johann Deisenhofer annonce du trou d’ozone antarctique, James Farman
1986 anticorps catalytiques, Richard Lerner et Peter Schultz accident de Tchernobyl, Ukraine diverses sondes explorent la comète de Halley
1987 Protocole de Montréal sur l’arrêt graduel de la production des CFC, et leur remplacement progressif
1988 Jacques Benveniste, “mémoire” de l’eau origine infectieuse de l’ulcère d’estomac, Barry Marshall lancement d’une gastronomie moléculaire, Hervé This
1989 synthèse de la palytoxine, Kishi Yoshito annonce de la “fusion froide” par Martin Fleischmann et Stanley Pons synthèse convergente de dendrimères, Jean M. Fréchet
1990 enzymes artificielles, Ronald Breslow; Jean-Marie Lehn synthèse biomimétique de la protodaphnyphylline, Clayton H. Heathcock
1991 Le prix Nobel de chimie récompense Richard R. Ernst pour l’ensemble de ses contributions à la rmn découverte des nanotubes de carbone synthèse du taxol, K.C. Nicolaou et Robert Holton
1992 “Molécule de l’année” selon Science, l’oxyde nitrique est une plaque tournante pour divers processus physiologiques, dont vasodilatation, cytotoxicité et neurochimie
1993 démonstration du dernier théorème de Fermat, Andrew J. Wiles mécanisme de la formation d’ATP par l’ATP synthase, Paul D. Boyer travaux sur rapamycine et FK506, Stuart L. Schreiber synthèse totale de la rapamycine, Samuel J. Danishefsky
1994 la comète Shoemaker-Levy 9 s’écrase sur Jupiter John E. Walker, structure de l’ATP synthase premières synthèses totales du taxol, Robert A. Holton, Kyriacos C. Nicolaou synthèses des acides saragossiques, de la rapamycine, études de la calichéamycine, K.C. Nicolaou
1995 découverte de la comète Hale-Bopp détection du quark top nanotiges de carbures, Charles M. Lieber synthèse de peptides protégeant de l’hépatite B, John Heckels et Myron Christodoulides le revenu global des semiconducteurs dépasse 100 milliards de dollars
1996 dissociation d’une molécule individuelle
1997 élucidation du mécanisme de la biosynthèse de l’ATP et découverte de la sodium-potassium ATPase: prix Nobel conjoint à Paul D. Boyer, John E. Walker et Jens C. Skou mort de la professeur Karen E. Wetterhahn, Dartmouth College, après que quelques gouttes de diméthylmercure aient taché ses gants de latex.
1998 utilisation de nanotubes de carbone à la nanolithographie, H. Dai et al. le neutrino aurait une masse
1999 production de l’élément 114, à Dubna, Russie? éclipse totale du Soleil, de Cherbourg à Strasbourg, 11 août émission des fullerènes par l’étoile IRAS 16594-4656 et d’autres étoiles de la même classe, P. Garcia-Lorio; Sun Kwok
2000  

 

Des concepts auxapplications

Biologie moléculaire
Le demi-siècle finissant fut celui du triomphe de cette nouvelle sous-discipline. Très rapidement elle prit son essor, pour devenir une science à part entière. À présent, comme nous le verrons, c’est la chimie qui s’efforce de la rejoindre! Elle fit son entrée, spectaculaire, à la fin des années 1940 avec l’annonce par Linus Pauling de la découverte des motifs structuraux des protéines que sont les hélices ? et les feuillets ?. Puis ce fut la proclamation en fanfare par James Watson et Francis Crick de leur géniale trouvaille de la double hélice de l’ADN, en 1953.

Ces deux classes de molécules, protéines d’une part, acides nucléiques d’autre part, continuèrent d’être explorées, ensemble ou séparément, avec de mémorables succès: déterminations de la structure de nombreuses protéines, d’abord par des pionniers comme Frederick Sanger (insuline) ou les élèves de Desmond Bernal (Max Perutz, hémoglobine; Dorothy Crowfoot Hodgkin, vitamine B12) et de Linus Pauling (William Lipscomb, ribonucléase); synthèse automatisée de l’insuline sur support solide par R. Bruce Merrifield (la chimie combinatoire, en grande vogue aujourd’hui, en est issue); notion d’évolution moléculaire, introduite par Pauling et Emile Zuckerkandl, aboutissant entre autres à la notion, simpliste d’une “Ève africaine” qui aurait vécu il y a environ 130.000 ans et dont nous serions tous issus; mise en place du génie génétique, entré à présent dans la vie courante, même s’il n’a pas encore tout à fait le statut du plombier ou de l’électricien, mais soulevant de gros problèmes éthiques: recherches de paternité; criminologie; organismes génétiquement modifiés; et j’en passe.

La chimie ne resta pas indifférente à cette irruption à ses côtés de la biologie moléculaire. Cela modifia son horizon. Cette nouvelle orientation des objectifs de la chimie fut assez lente à s’imposer. Le fait seulement de quelques visionnaires dans les années 50 et 60, elle est devenue la nouvelle orthodoxie dans les années 80 et 90, marquée symboliquement par le changement d’intitulé du département de chimie d’Harvard, désormais département de chimie et de de chimie biologique. Les thématiques de la reconnaissance moléculaire, des auto-assemblages et d’une chimie supramoléculaire, faisant le lien entre la biologie moléculaire et les nanotechnologies de l’électronique, est poursuivie par des équipes comme celles de Jean-Marie Lehn, de Julius Rebek et de Fraser Stoddart, pour ne citer que ces trois noms.

Autre fille de la chimie, la chimie prébiotique, au statut épistémologique plus incertain, connut elle aussi un départ tonitruant avec la splendide expérience de Stanley Miller au début des années 50. Mais ses pratiquants, formant des chapelles rivalisant en dogmatisme et en fulminations à l’encontre des théories rivales, n’ont pas dépassé le stade de l’écriture de scénarios à support expérimental. Citons sans pour autant le reprendre à notre compte, à l’égard de cette activité relevant autant de la science-fiction que de la science, le point de vue d’un François Jacob 1 2 :

nous n’aurons pas de réponse scientifique précise à la question de
l’origine de la vie. Nous aurons probablement une série d’éléments de réponse, mais pas d’argument précis sur la façon dont tout cela a commencé parce que cela ne sera jamais accessible à
l’expérimentation.

Pharmacologie

Un simple coup d’œil au tableau synoptique présenté en préambule au présent texte est instructif: on ne peut s’empêcher d’être fortement impressionné par la vague des grandes synthèses organiques. Elle a une triple explication: commencéee par l’un des plus grands chimistes du siècle sinon le plus grand (Woodward), elle permit l’éclosion de styles de recherche personnels (c’est son côté “art pour l’art”), et elle fournit une formation aux futurs chercheurs des laboratoires de l’industrie pharmaceutique. Les “usines à thèses de doctorat” que sont souvent les laboratoires de synthèse organique y trouvaient leur débouché naturel.

La période étudiée fut et reste celle du triomphe de la chimiothérapie: dorénavant, des armes efficaces permettent de s’attaquer avec succès aux maladies et de les juguler. Des familles de médicaments (antibiotiques, antiviraux, antiarthritiques, antihypertenseurs, anti-inflammatoires, antihistaminiques, diurétiques, hypoglycémiants oraux, hormones et antihormones,…) existent à présent, pour les différents maux. Néanmoins, il y eut aussi des échecs: l’interféron n’a pas répondu à tout l’espoir qu’on plaçait en lui; les prostaglandines, certes d’une grande puissance, sont trop peu sélectives.

Du fait sans doute du tri systématique par les National Institutes of Health (NIH) et le National Cancer Institute des molécules qu’on leur soumet, des substances naturelles, issues ou non de pharmacopées traditionnelles, accédèrent au statut de médicaments. L’homme acquit ainsi, notamment, d’efficaces antitumoraux aux origines variées: levures, éponges ou madrépores, plantes… Deux belles transpositions nature-culture de ce type aboutirent, d’une part aux vincristine et vinblastine, ainsi qu’à la Navelbine (Pierre Potier et coll.) à partir d’une pervenche malgache, et, d’autre part, au taxol et au taxotère à partir d’ifs.

La mise en évidence de relations structure-activité se heurta à l’absence d’un fil d’Ariane, simple et unique. Les laboratoires industriels se donnèrent toutes sortes de pistes, qu’ils poursuivirent les unes après les autres avec enthousiasme, détermination et avec de gros moyens matériels: coefficients de partage de Hantsch; détermination de la densité électronique par des calculs de chimie quantique; modélisation moléculaire, pour étudier la complémentarité des formes des molécules lorsque les récepteurs protéiques sont isolés; chimie combinatoire, à présent. Aucune de ces pistes n’a conduit, jusqu’ici, à la compréhension requise de l’activité pharmacologique. Par contre, la neurochimie cérébrale et son versant appliqué (le médicament) connurent de retentissantes réussites. On connait aujourd’hui par le menu le jeu au niveau des synapses neuronales d’une douzaine si ce n’est davantage de médiateurs chimiques,: sérotonine, noradrénaline, épinéphrine, acide alpha amino gamma butyrique (gaba), etc. Divers neuropeptides cérébraux, telles que les enképhalines, furent isolés. Rendant compte, entre autres, de l’activité d’analgésiques comme la morphine, ils permettaient aussi d’expliquer l’efficacité de l’acupuncture. L’avènement d’une neurochimie déjà assez sophistiquée est l’un des grands acquis du demi-siècle écoulé, avec aussi, vraisemblablement, l’espoir que représentent les thérapies géniques.

Les optimistes voient la chimie combinatoire comme gain de rationalité, et pas seulement d’efficacité, par l’industrie pharmaceutique. L’avenir dira la rentabilité de cet investissement, qui se chiffre en milliards d’euros.

Conceptualisations

Les 50 dernières années virent une mutation de la chimie, peut-être aussi importante que celle à laquelle sont associés, au XIXe siècle, les noms de Dumas, Laurent, Liebig, Kekulé, Le Bel, van’t Hoff, Mendeleïev, … Mais cette mutation fut plus quantitative (nombre de nouvelles molécules identifiées ou synthétisées, progrès dans l’analyse d’infimes quantités de matière, etc) que qualitative. Néanmoins, de nouveaux concepts chassèrent d’anciennes notions, périmées: il suffit de mentionner la disparition de la règle de l’octet, et de celle de l’inertie des gaz rares, à la suite de la préparation, en 1962, par Neil Bartlett et d’autres, des premiers composés des gaz rares. Alors qu’on croyait bien connaître l’élément carbone, la découverte des fullerènes ouvrit un nouveau chapitre. Dans l’enseignement, on peut saluer la mise à la retraite du lasso, et le recours systématique au mécanisme de réaction. D’un point de vue plus institutionnel, la conquête du tableau périodique dans son ensemble (un programme de recherche à la Lakatos) constitua une impulsion, certes décisive en chimie des organométalliques, mais qui fertilisa aussi la chimie organique par de nouveaux réactifs, catalyseurs ou procédés: oxythallation, complexes de Vaska et de Wilkinson, fonctionnalisation directe des hydrocarbures via différents complexes.

La conception rationnelle de réactions et de catalyseurs, en dépit de la résistance d’un empirisme bien ancré dans les milieux de la synthèse organique et de l’industrie chimique, fit petit à petit son chemin. La contribution d’E.J. Corey, avec son analyse rétrosynthétique assistée par ordinateur, fut à cet égard essentielle.

Le demi-siècle fut inauguré sous lesigne de la problématique des mécanismes réactionnels, sous l’égide d’une chimie organique physique mise au premier plan par Christopher Ingold, Saul Winstein, John D. Roberts, Paul D. Bartlett et ses élèves. La vision orbitalaire, propagée par des théoriciens ne répugnant pas à “mettre la main dans le cambouis organique”, tels que Michael Dewar et Roald Hoffmann, vînt la compléter. Au terme des années 90, cette vision est totalement intégrée à la pensée chimique. Désormais, les orbitales moléculaires semblent avoir déplacé durablement le formalisme de la résonance dans l’esprit de la plupart des chimistes.

Le paradigme de la “clé dans la serrure”, métaphore qu’Emil Fischer avait introduite pour décrire la spécificité de l’interaction d’un substrat avec son enzyme, fit florès. Sous l’impulsion de Jean-Marie Lehn, la congruence de formes complémentaires vînt au premier plan des préoccupations – d’autant que, comme nous l’avons mentionné, la chimie opérait un mouvement d’ensemble en direction de la biologie. De façon plus générale, les chimistes s’intéressèrent aux complémentarités de toutes sortes: interactions stériques, contrôles orbitalaire et de charge, acides et bases durs et mous, …

Un apport conceptuel majeur fut l’énoncé par Woodward et Hoffmann des règles de symétrie qui portent leurs noms, applicables à toute une classe de réactions, électrocycliques. Ces règles permettaient de rendre compte des réactivités, par voie thermique ou par voie photochimique, de cet important ensemble de réactions concertées. Elles lançaient un pont entre la théorie structurale (problématique du caractère aromatique lié à la délocalisation cyclique des électrons), et celle de la réactivité des molécules organiques.

Enfin, toujours au chapitre de l’investigation rationnelle des phénomènes chimiques, même la catalyse sortit de son traditionnel obscurantisme, et finit par se démarquer d’un art et d’un artisanat quasi-magiques. L’étude des complexes organométalliques fit progresser à grands pas la catalyse homogène, tandis que l’étude en temps réel de catalyseurs hétérogènes en action montra les irrégularités à la surface des métaux nobles (et de leurs oxydes), auxquelles s’identifient les sites catalytiques (Gabor Somorjai), ainsi que la réorganisation dynamique et dissipative des atomes voisins de ces sites actifs (Gerhard Ertl).

Outils

Le laboratoire de chimie aurait-il davantage changé de 1950 à 2000 que de 1600 à 1950? Oui, assurément. Bien qu’ayant à peu près l’âge du siècle, la chromatographie” -” il est vrai redécouverte par Hans Kuhn et Edgar Lederer dans les années 30″ -” avec d’utiles variantes telle la chromatographie sur papier que A.J.P. Martin et R.L.M. Synge inventèrent (faute de meilleurs moyens!) durant la Seconde Guerre mondiale (1943), a connu une floraison exceptionnelle durant le demi-siècle écoulé. Quelques-unes des techniques chromatographiques, en particulier celles sur plaque, en phase gazeuse et en phase liquide sous haute pression, ont révolutionné la routine quotidienne du laboratoire, lorsqu’il s’agit de déterminer la composition de mélanges et d’isoler leurs constituants. Pour ne citer qu’une seule application connue du grand public, le dopage dans les sports de compétition – autant dire de spectacle – est devenu, à l’instar de la lutte du bindage et de l’obus, terrain d’affrontement entre molécules stimulantes et techniques de détection chromatographique.

Mais l’impact en chimie des méthodes de la résonance magnétique nucléaire (rmn) fut encore plus profond. Il ne s’agit pas de sous-estimer l’importance de spécialistes, tels que Richard R. Ernst, Ray Freeman, Alex Pines ou John S. Waugh, auxquels nous sommes redevables de techniques, transformant un instrument a priori peu sensible en un outil polyvalent et ultra-performant (par exemple, pour obtenir des spectres à haute résolution à l’état solide). Mais la pénétration en profondeur de la rmn fut le fait d’un certain nombre d’interprètes, chimistes de formation qui font figure de pionniers souvent inspirés, parfois géniaux: John D. Roberts, Paul C. Lauterbur, Frank A. L. Anet, Herbert S. Gutowsky, William D. Phillips, Martin Saunders sont quelques-uns de ces “passeurs” de méthodologies auxquels nous devons tant. La chimie organométallique, par exemple, vit son développement “catalysé” par la résonance magnétique multinucléaire. Notons encore la progression quasilinéaire de la fréquence nominale des spectromètres, qui frôle à présent le gigahertz alors que les spectromètres commerciaux plafonnaient à 60 mégahertz à la fin des années 50.

Les calculs quantiques prospérèrent durant la même période: restreints à leur début à de toutes petites molécules, ils font à présent partie de la panoplie du chimiste moyen. Les responsables de cette diffusion extrêmement large furent, d’une part, les audacieux tenants des méthodes semi-empiriques tels que John Pople (CNDO), Michael J.S. Dewar (MINDO) et Roald Hoffmann (Extended Hückel), et, d’autre part, les auteurs des remarquables ouvrages de vulgarisation que furent John D. Roberts (encore lui) et Andrew Streitwieser, ainsi que Lionel Salem et William S. Jorgensen avec leur iconothèque d’orbitales moléculaires.

L’histoire des sciences devrait s’intéresser davantage à l’histoire des mentalités. Un cas d’espèce est justement celui de la chimie quantique. Jusqu’à la fin des années 70, la communauté des organiciens de synthèse n’avait qu’aversion pour la chimie théorique, et se complaisait dans son ignorance. Vers la fin des années 80, avec la mise à sa disposition de logiciels sur micro-ordinateurs, et sous l’influence de personnalités telles que Robert B. Woodward, excellent théoricien dans le privé, cette communauté se convertit en masse.

Toujours sous l’influence de l’informatique, la société des chimistes connut une autre mutation, lorsque le pouvoir glissa des centres de calcul vers les ordinateurs individuels. Les chimistes devinrent des transhumants, entre leurs manipulations sous la hotte et leurs modélisations sur l’écran d’une console. Ces divers outils électroniques, chromatographie, rmn, logiciels de calculs quantiques ou de simple visalisation de modèles moléculaires, contribuèrent à développer – plus encore qu’auparavant? bonne question! – un esprit de fonctionnaire chez certains chercheurs: “j’arrive à mon travail, j’injecte dans le chromatographe et j’attends que la machine me donne les résultats”.

Ainsi, le laboratoire de chimie vit son architecture et sa décoration intérieure modifiées, par la diminution d’échelle de la verrerie, la généralisation des réactions et transvasements sous vide ou en atmosphère confinée, la migration de la paillasse vers la hotte, et l’invasion par l’instrumentation électronique.

Il est dommage de ne pouvoir développer davantage ici cet aspect, fondamental, des techniques d’une science. Nous regrettons de ne pouvoir rendre justice ici à d’autres méthodologies comme la spectrométrie de masse. On ne peut néanmoins passer sous silence l’electrospray: l’injection se double de l’application d’une différence de potentiel; elle va donc de pair avec l’ionisation. Celle-ci aboutit à des protonations multiples de sites basiques. Cela rend possible l’étude de molécules de masse atteignant plusieurs centaines de milliers de daltons, les protéines en particulier.

Mentionnons aussi le laser dont, en dépit de grandes réussites en dynamique chimique (Ahmed Zewail visualisant une réaction chimique en temps réel!), l’impact n’a peut-être pas répondu à l’attente des physico-chimistes; ainsi que les tests biologiques – immunochimiques tout particulièrement – dont l’industrie pharmaceutique fut un gros consommateur, en même temps qu’un client averti.

CHIMIE ET SOCIÉTÉ

Chimie industrielle

L’industrie chimique n’a pas changé foncièrement durant le demi-siècle écoulé, bien qu’elle aît connu de nombreuses innovations:

  • métallocènes venus remplacer les catalyseurs de type Ziegler-Natta dans la polymérisation stéréorégulière des oléfines;
  • hydrocarbonylation remplaçant le procédé Wacker pour l’accès à divers dérivés carbonylés;
  •  introduction du procédé Mobil de fabrication d’essence à partir de méthanol au moyen des zéolites HZSM-5 produisant le tiers des besoins en carburant de la Nouvelle-Zélande;
  • fabrication industrielle de la L-dopa, à l’intention des parkinsoniens, par le procédé Monsanto, fondé sur le catalyseur chiral au rhodium de Geoffrey Wilkinson.

 

Plus généralement, chacun des grands acteurs s’est doté de portefeuilles bien garnis de nouveaux procédés, ou d’améliorations des procédés existants. Leur mise en œuvre (développement puis usine-pilote et enfin production) fut souvent subordonnée à des diktats des financiers. Cette industrie a dû, a su aussi consentir de gros investissements pour réduire ses nuisances, elle est devenue à cet égard l’un des fleurons du monde post-industriel. C’est l’une des raisons à son adoption enthousiaste des biotechnologies, intégrées désormais à ses savoir-faire: il est encore trop tôt pour mesurer tout leur impact.

Une autre percée, moins spectaculaire car plus diffuse, fut l’augmentation graduelle du pourcentage des matières plastiques recyclées: pour des produits comme les PVC, polyamides et polyesters, ces taux de réutilisation sont d’ores et déjà impressionnants. L’industrie chimique a ainsi pris sous nos yeux un visage assez différent de son aspect traditionnel de pollueur, qui n’est plus à présent qu’une caricature archaïque.

En outre, pour dire un mot de sa place géopolitique, elle est en passe de se délocaliser ou de se relocaliser. Ses implantations traditionnelles, européenne et nord-américaine, se complètent à présent d’unités de production dans la région circumpacifique, surtout. Une firme comme BASF a investi massivement en Asie du Sud-Est.

L’autre mutation de l’industrie chimique, imposée par la cupidité des marchés des capitaux, fut son divorce récent d’avec la pharmacie: mise en orbite de firmes comme Zeneca, Novartis, ou encore la toute récente tentative de fusion Hoechst-Rhône-Poulenc. De manière concomitante, les sociétés actives en chimie des commodités ont donc été amenées à se restructurer, contractant des partenariats ou des mariages, sous la pression à la fois de la cyclicité de cette industrie et d’une forte surcapacité de production.

Environnement

La publication des deux livres de Rachel Carson, pionnière à l’audace tranquille et à l’érudition irréfutable, put convaincre le grand public des réalités de la pollution généralisée des océans; puis des méfaits du DDT et des autres pesticides, dévastateurs de la faune et de la flore, par l’effet de levier des chaînes alimentaires. Le point de départ de l’écologisme moderne fut sa mise en cause radicale de quelques-unes des productions de l’industrie chimique des États-Unis, et de leurs applications par le complexe agroalimentaire du même pays.

Le demi-siècle écoulé connut la montée de l’écologie politique, militantisme visant à préserver le patrimoine naturel pour les générations futures. Ce mouvement, concrétisé en France par l’existence d’un ministère de l’Environnement, s’est implanté durablement dans les pays industrialisés. Les réunions internationales, comme celles de Rio de Janeiro ou de Kyoto, ont vu l’affrontement des deux Hémisphères, les pays du Sud refusant d’avoir à payer leur développement économique par des investissements dans la protection de l’environnement; pourtant leur poids dans celle-ci, et donc leur collaboration sont essentielles.

Dans l’ensemble, on a cependant l’impression d’un léger progrès. Les additifs au plomb ont été supprimés des carburants. Les insecticides chlorés, dont les traces perdureront dans l’océan plusieurs décennies durant, sont bannis. De même, l’utilisation des chlorofluorocarbures (CFC) est proscrite; mais ils nous ont légué une pollution durable de la haute atmosphère, se chiffrant pour certains en décennies voire en siècles. Les métaux lourds sont mieux contrôlés, tout au long de la chaîne techno-économique; et certaines applications, telles que les soudures au plomb des boîtes de conserves, ne sont plus qu’un lointain souvenir. Les convertisseurs catalytiques diminuent un peu la nocivité des gaz d’échappement.

Les nuisances provenant de l’industrie chimique ont été réduites de manière drastique. D’une industrie à risques elle est devenue, après des accidents comme ceux de Seveso et de Bâle, l’une des plus sûres. Elle essuya des accidents mémorables, spectaculaires et parfois même catastrophiques (Bhopal) et fut à l’origine de pollutions spectaculaires ou dramatiques (Minimata, Rhin, Seveso, …) aux répercussions médiatiques mondiales. Furent-ils la cause majeure ou seulement le déclic de la chimiophobie de l’opinion pubique? En conséquence, l’industrie chimique a lourdement investi dans des procédés moins polluants, dans la réutilisation des produits secondaires issus de procédés non complètement sélectifs. Elle met à présent un point d’honneur à limiter ses rejets à un air et à une eau moins contaminés à la sortie qu’à l’entrée, tandis que les rejets solides sont limités au strict minimum.

En fait, les pollutions par les produits chimiques adviennent à présent surtout en aval des usines productrices de commodités: accidents lors des transports de produits, dans une très large mesure; ainsi que dans les industries utilisatrices de matières premières chimiques, dont les opérateurs n’ont pas été suffisamment alertés ou formés quant à la dangerosité des matières manipulées. C’est, dans un pays comme la France, ce qui ressort de la ecture des rapports annuels sur l’environnement des DRIRE régionales. La controverse des lessives aux phosphates, qui fit rage il y a une dizaine d’années entre des firmes comme Rhône-Poulenc et Henkel, illustre cette notion de nuisances chimiques, déconnectées dans une certaine mesure d’avec la chimie lourde.

Pour clore ce chapitre, un mot de l’effet de serre et du réchauffement global: bien que prévus par Svante Arrhénius, il y a plus d’un siècle déjà pour l’anhydride carbonique, ils ne sont pris au sérieux par les responsables gouvernementaux que depuis peu. Au seuil du prochain millénaire, la réduction des émissions de gaz à effet de serre est l’un des grands enjeux.

Chimie et société

Le demi-siècle écoulé vit la constitution d’une “chimiosphère”, à la fois niche écologique, coque protectrice et ensemble de pratiques devenues des routines pour l’humanité. Nous sommes revêtus, imprégnés, protégés par des dizaines de formulations chimiques de la tête aux pieds. Chacune de ces formulations comporte de nombreuses composantes, qu’il s’agisse d’un shampoing ou d’un textile. Les denrées de la vie quotidienne sont emballées dans d’autres produits de l’industrie chimique.

Aussi, les contributions à la culture, au sens large, de la chimie, science et industrie confondues, sont innombrables. Une typologie sommaire les rangerait dans quatre grandes catégories: nouveaux matériaux; santé; confort; mœurs. Au chapitre des matériaux, on a l’embarras du choix: nouvelles fibres textiles; poêles à frire n’attachant pas, aux revêtements de Téflon puis, plus récemment, d’alliages d’aluminium quasi-cristallins; bouteilles en PET (polytéréphtalate d’éthylène); luminophores d’écrans de télévision; ou encore les diverses utilisations des polycarbonates, qui vont du support d’information (disques compacts ou DVD (digital versatile disc)) aux parebrises et vitres de voitures, dans un avenir très proche.

Nous ne nous appesantirons pas sur la santé, déjà traitée plus haut sous l’angle de la pharmacologie: il suffit de rappeler que la médecine s’est vue dotée enfin de médicaments efficaces et sélectifs, au prix d’effets secondaires pouvant eux aussi s’avérer vigoureux.

La chimie est créatrice de conforts matériels les plus divers: sièges aux coussins de polyuréthannes; lentilles de contact souples; prothèses de la hanche en polyéthylène; effaceurs d’encre à base d’oxydes de titane; édulcorants artificiels (dont l’aspartame fut le premier représentant inoffensif); traitements efficaces de la calvitie ou de l’impuissance masculine (Viagra de la firme Pfizer); graisses inassimilables car combinant acides gras et glucose au lieu de glycérol, comme l’Olestra de la firme Procter et Gamble, évitant de trop grossir à “vituler” devant sa télévision …
Sur le plan des mœurs, la chimie fut responsable durant ce demi-siècle de trois révolutions de grande ampleur, modifiant des manières d’être et de faire, bien installées depuis des siècles: deux sur trois sont très largement positives (ce qui n’est pas si mal). Je fais allusion, d’une part, aux calmants et autres neuroleptiques qui ont vidé les asiles d’aliénés (“camisole chimique”) et très largement amélioré l’existence des malades mentaux; et, d’autre part, à la contraception féminine au moyen de la pilule, qui a considérablement “libéré” les comportements sexuels. La troisième révolution, dont nous sommes très loin d’être sortis, est l’installation d’une puissante et richissime multinationale de la drogue (héroïne, cocaïne, ecstasy, LSD, etc.), opprimant des malheureux du monde entier, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays en voie de développement: une retombée de la chimie dont elle n’a pas à être fière, mais qui semble surtout être un inéluctable compagnon de la misère. Hélas, la plupart des gouvernements, s’attaquant aux producteurs ou aux fournisseurs de drogue, ne vont pas à la racine du mal, les trop grandes inégalités sociales qui perdurent encore ici et là.

CHIMIE ET INSTITUTIONS

À survoler, comme nous venons de le faire, un demi-siècle d’avancées scientifiques centrées sur la chimie, on courait le risque qu’elles pâlissent en comparaison des acquis de la période 1900-1950 pour la physique: théorie de la relativité, structure atomique, physique quantique,… C’est un peu mais pas totalement le cas, grâce aux contributions de géants de la discipline, comme Linus Pauling, Frederick Sanger et, peut-être davantage encore, Robert B. Woodward.

Par ailleurs, une institution, l’université, a montré sa vitalité durable et son aptitude au renouvellement. Les innovations introduites à l’université de Berlin par les frères Humboldt, au début du XIXe siècle, c’est-à-dire la conjonction enseignant-chercheur, ainsi que la mise en place du séminaire de recherche ont prouvé leur vitalité continuée. Ce modèle fut rafraîchi aux États-Unis juste après la Seconde Guerre mondiale, à la suite du rapport de Vannevar Bush, “Science, the Endless Frontier”: les universités américaines 3 ont démontré la réussite de l’université moderne de recherche, dans l’acquisition comme dans la transmission des nouveaux savoirs.

L’observateur objectif ne peut s’empêcher de relever aussi des points noirs. Des engouements passagers de la communauté scientifique, tout au moins de certains segments de celle-ci, sont troublants: une autorégulation manque, ou fut déficiente.

La séparation entre les “Deux Cultures”, dénoncée par C.P. Snow dans une conférence au grand retentissement, ne s’est pas réduite. Certains indices, tels que le mouvement anti-science adopté spontanément ces dernières années par le grand public, semblent indiquer au contraire une désaffection grandissante par rapport aux rudiments de culture scientifique et technique.

Que dire de l’indispensable communication au public? Qu’en dépit des efforts de quelques-uns, dont Isaac Asimov, Peter Atkins, Carl Djerassi, John Emsley, Roald Hoffman, Guy Ourisson, nous l’avons trop souvent abandonnée à des journalistes biaisés et à des esprits faux. 4 Il manque à la chimie l’équivalent d’un Stephen Jay Gould, pour divulguer le merveilleux moléculaire et la féérique théorie structurale. Quant à l’histoire de la discipline, en dépit de quelques excellentes contributions où dominent aussi les Anglo-Saxons (William H. Brock, John H. Brooke, Mary Jo Nye et, chez nous, Georges Bram et Jean Jacques), elle contribue trop peu à la culture générale et encore moins à l’enseignement.

Autre déséquilibre, celui géopolitique (Nord-Sud et Ouest-Est) entre productions scientifiques, recouvrant mais ne se superposant pas exactement au développement économique, est lui aussi préoccupant. On ne fera pas l’économie d’une analyse fine des raisons de:

la faiblesse de la chimie dans l’ancien empire soviétique (en dépit d’Akademgorosk et autres centres d’excellence planifiés);
la spectaculaire montée en puissance du Japon durant l’après-guerre; l’activité somme toute respectable de la recherche en Inde.
Il reste à émettre un vœu, celui d’une coupure radicale dans l’enseignement de la chimie, qu’il faut extraire de la paresse intellectuelle dans laquelle il se complait trop souvent. Bien des collègues se satisfont d’enseigner ce qu’ils ont eux-même appris. Ils transmettent donc une information qui, pour ne pas être erronnée (même pas!) n’est simplement plus pertinente. D’autres, enseignants-chercheurs, se croient fidèles au modèle de Humboldt. Ils transmettent l’acquis de leur spécialité, ce qui est tout aussi vain au rythme actuel d’avancement du savoir. Il importe bien davantage, et ce dans l’esprit justement du séminaire de recherche inauguré par Humboldt, de faire l’effort d’imagination pour se projeter dans l’avenir et de n’enseigner aux étudiants que les fondements de la science chimique, en attirant leur attention sur les problèmes importants non encore résolus.

Remerciements

Pierre Chiesa, Guy Ourisson, Olivier Postel-Vinay et Hervé This, ont bien voulu me faire profiter de leur lecture critique et vigilante du premier jet de cet article. Je les en remercie chaleureusement.

  1. François Jacob, entretien avec Pierre-Henri Gouyon et Dominique Lecourt, Le Magazine Littéraire, N° 374, mars 1999, pp. 18-23.
  2. voir aussi Pierre Laszlo, “Cent mille milliards de scénaarios”, la recherche,
  3. Pierre Laszlo, Les universités américaines, Flammarion-Dominos, 19xx.
  4. “…une dégradation mercantile, une vulgarisation de la culture sur une échelle sans précédent et à un rythme toujours plus rapide”, George Steiner, Le Débat, N° 104, 58-72 (1999). 21
Published inHistory of Chemistry