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L’architecture du vivant

L’architecture du vivant

Ce livre a pour sujet l’architecture du vivant. Qu’est-ce à dire? Sans me hasarder à définir la vie, je me suis focalisé dans cet ouvrage sur l’ensemble des réactions chimiques constituant le métabolisme cellulaire au sein d’un organisme. L’ensemble des réactions chimiques: elles sont très nombreuses, elles coexistent, et elles interagissent entre elles, couplées qu’elles sont les unes aux autres: le produit d’une réaction sert de matière première à une autre; ou bien encore, il devient un auxiliaire, voire un catalyseur d’une autre réaction, qu’il permet d’effectuer en un temps plus bref. Car toutes ces réactions chimiques sont catalysées. Elles le sont par des enzymes, donc en règle générale par des protéines.

Puisque je m’intéresse presqu’exclusivement au fonctionnement d’un organisme individuel, appartenant à telle ou telle espèce – dont l’espèce humaine, mais sans lui concéder de privilège particulier -, et aux structures moléculaires impliquées dans ce fonctionnement, le point de vue est nécessairement analytique et réductionniste.

Ce n’est pas ici le lieu, même si j’y fais allusion ici ou là, de préciser ou de détailler comment s’engrènent toutes ces mécaniques microscopiques, comment se fait leur intégration, en ce qu’on nomme justement un organisme.

Je fais abstraction aussi, dans une large mesure, des conséquences évolutives de la longue durée: comment, à la suite d’une mutation accidentelle, ou d’un changement contingent, peut-être même infinitésimal des caractéristiques du milieu, la pression évolutive aboutit à la sélection de tel ou tel caractère, tandis qu’un autre est graduellement éradiqué. Un structuraliste dirait, à juste titre, que je situe ce livre tout entier dans la synchronie, plaçant de la sorte la diachronie entre parenthèses.

Le vivant s’identifie donc ici, comme le lecteur aura déjà pu le constater, à son sens lexical strict: ce qui est en train de vivre, the living state comme le dit la langue anglaise.

Et comment nous le figurer? Les métaphores, ces essentielles béquilles pour la pensée, abondent. Il nous faut à la fois les accueillir et les respecter, car le raisonnement ne peut s’en passer, et les harceler, les critiquant sauvagement, afin d’éviter d’assimiler cet ensemble complexe de phénomènes simples qu’on nomme le vivant (une pétition de principe en guise de définition!) à l’imagerie naïve que nous nous en donnons. On aura trouvé, au fil de ces pages, de telles images d’Épinal, toujours simplistes, parfois édifiantes.

Citons ici quelques-unes d’entre elles afin que, de leur réunion, de les frotter les unes aux autres, commence à prendre corps un objet un tant soit peu scientifique.

Ainsi, on peut concevoir une cellule biologique comme une boîte noire, avec des entrées et des sorties. On lui fournit des nutriments, sélectionnés avec soin et strictement surveillés, et elle répond par l’excrétion ou la sécrétion d’un certain nombre de substances, d’après sa spécialisation. C’est une vue de l’extérieur, qui fait d’une cellule une petite capsule placée dans des flux de matière et d’énergie y pénétrant et en sortant.

Une autre conception du même objet, la cellule, est informationnelle. C’est le lieu où des instructions, programmées dans les acides nucléiques (ADN et ARN) par leurs séquences, sont décodées, puis exécutées, par la biosynthèse des protéines. Cette autre vision de la cellule est celle d’une usine en miniature où, sur un cahier des charges extrêmement précis, des molécules sont fabriquées à haut rendement et de manière à satisfaire des normes de qualité exigeantes.

Mais oui, le vivant, c’est aussi un long fleuve tranquille! Enclos dans ses berges, il s’écoule dans le temps, draîné irréversiblement vers sa progressive détérioration entropique, et vers la disparition de l’organisme individuel, d’ailleurs elle aussi programmée dans ses gènes.

Ce qui n’est pas pour dire que le vivant n’est pas aussi torrent impétueux, charriant toutes sortes de débris, balayant à l’occasion ses contraintes usuelles, et faisant émerger dans ses remous et tourbillons des structures, qui ne peuvent prendre corps que dans de tels déséquilibres brutaux et entretenus.

Et puis, tout organisme vivant, qu’on le considère dans son intégralité comme dans l’une de ses parties, est comme un territoire. À l’abri dans ses frontières, il se veut le gardien jaloux de sa propre intégrité. Il veille à ce que son Soi ne se dilue pas de l’apport de fragments d’un autre organisme (sauf à des fins nutritives bien évidemment)  et, dès qu’il détecte de telles tentatives d’invasion, il met en batterie de puissants moyens de défense pour expulser et annihiler son agresseur.

D’aucuns, comme Dawkins, ont proposé comme fonction prédominante, absolument prioritaire, la préservation par le vivant des gènes qu’il recèle. Tout organisme, dans cette vue génocentrique, se préoccupe d’abord d’assurer sa reproduction: c’est-à-dire le maintien et la copie à l’identique du contenu informationnel de son génome. Le vivant se ramènerait dès lors à être seulement le site d’une règle inflexible, celle de la perpétuation des gènes. Le vivant serait comme les mains protectrices d’un médecin, formant coupe et abritant un organe fragile. Le vivant serait comme la sollicitude de nos propres mains lorsqu’elles tiennent un œuf, un fruit de pissenlit, ou un objet plus fragile et précieux encore: une bienveillante compassion, une tendresse, une tutelle quasi-maternelle à l’égard de ce message, pour en assurer, coûte que coûte, la pérennité et la transmission.

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