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Préface

Préface

Au tout début de ma carrière universitaire — j’avais 23 ans et j’étais assistant
en biochimie —, je m’intéressais déjà aux protéines. L’une des manipulations que
nous proposions aux étudiants du certificat de biochimie générale à la Sorbonne me
fascinait: l’extrême sensibilité de la ninhydrine, et les belles colorations offertes en
primeà la détection des acides aminés et protéines. La première structure de protéine
à être déterminée par les rayons X fut, dans ces années-là, celle de l’insuline.

J’ai un souvenir très net, lui aussi, quelques années plus tard, du livre de
Dickerson et Geis sur la structure des protéines. Alors que seules quelques structures
étaient alors connues, une typologie s’y esquissait. Et les auteurs, un scientifique
associé à un illustrateur, avaient bien saisi l’extrême importance de l’iconographie
pour faire pénétrer par la pensée scientifique un univers de formes, alors
parfaitement exotiques, tout-à-fait inédites.

Si je fais à nouveau un saut par la pensée, de l’ordre de la décennie quant à lui,
c’est encore un livre qui me vient en tête. Molecular Correlates of Biological Concepts fut
ma contribution à la monumentale histoire de la biochimie mise en chantier par mon
vieil ami, Marcel Florkin. J’y narrais le déchiffrement de la structure des protéines. Ce
qui m’avait le plus frappé dans cette histoire était le retard à la découverte, énorme,
de l’ordre du demi-siècle, imputable surtout au corporatisme médical.

Un dernier saut temporel et nous voici au présent, au seuil du XXIe siècle. Les
structures des protéines ont proliféré. On en dénombre à présent plus de 10.000,
enregistrées dans des banques de données comme celle gérée par le laboratoire
national de Brookhaven, aux États-Unis. Le temps est venu d’un regard panoramique
sur cet ensemble qui, compte-tenu de notre perception visuelle de ces formes, et de la
modélisation en couleurs et à trois dimensions rendue possible par l’outil
informatique, rappelle invinciblement un musée artistique et sa statuaire.

Je veux donc, dans ce livre, faire partager un émerveillement. Ces
architectures sont d’une grande beauté — celle qui déjà me laissait interdit, à
feuilleter l’ouvrage de Dickerson et Geis. J’ai voulu aussi guider le lecteur dans cette
forêt vierge: 10.000 espèces de protéines, cela fait beaucoup; il faut donc faire un
choix. Et pour un tel choix, faire appel à un spécialiste pourrait s’avérer la pire
option. Le spécialiste vous assomme de son savoir, des molécules qu’il a pour dada,
passant sous silence d’autres tout aussi intéressantes. Il y faut quelqu’un comme moi,
un incompétent; un peu comme le Douanier Rousseau a vulgarisé par l’image, pour
le public du début du XXe siècle, la mythologie alors contemporaine de la forêt
équatoriale; Gauguin faisant de même pour la Polynésie.

Un choix personnel donc. Et un choix de scientifique généraliste, très familier
du domaine sans pour autant l’avoir pratiqué de l’intérieur. J’ai voulu aussi présenter
aux lecteurs quelques-unes des avancées scientifiques les plus récentes, qu’il s’agisse
de la si efficace usine pour la destruction des déchets, le protéasome cellulaire; de la
si terriblement complexe architecture de l’ARN-polymérase; ou de la domestication
par l’homme des molécules les plus variées, allant des lectines aux enveloppes des
virus.

Car j’ai à confesser une déformation professionnelle. Elle me vient de mon
professorat à l’École polytechnique, treize années durant. Ses élèves sont exigeants,
ils sont aussi submergés d’informations sur les sujets les plus divers, de l’astronomie
à l’économétrie. Chacun de mes amphis exigeait, pour ne pas échouer, de m’être
donné une totale maîtrise du sujet, cela va sans dire; puis de le présenter de manière
claire et simple, avec des illustrations spectaculaires; de conduire enfin cet auditoire
jusqu’aux frontières du savoir actuel, pour lui faire sentir un peu de la chaleur de la
ligne de feu, lui communiquer l’exaltation de la recherche et lui faire percevoir toute
l’étendue de notre ignorance. Cette manière d’enseigner a influencé l’intégralité de ce
livre, autant par le choix des thèmes traités que dans la facture de chacun des 28
chapitres. Pourquoi 28? Parce que c’est un nombre parfait, c’est-à-dire égal à la
somme de ses diviseurs, soit dit en passant.

L’organisation du livre en quatre parties allait presque de soi: à une
présentation des protéines, les personnages principaux de cette vaste fresque,
succède un exposé sur la membrane cellulaire, puisque les protéines aux fonctions les
plus intéressantes (je me focalise sur certaines dans la troisième partie) sont associées
à cette membrane ou en font partie intégrante. La quatrième partie porte sur une
autre association des protéines, celle avec les acides nucléiques, véritable symbiose
formant ces édifices splendides et menaçants, les virus.

Il me reste à justifier une caractéristique de ce livre, ses digressions. On peut
les sauter, certes. Je crois, sans y mettre d’arrogance, que ce serait dommage. Elles
sont peut-être ce que ce livre offre de meilleur. Pourquoi? Je ne saurais trop dire: c’est
affaire d’intuition, c’est-à-dire de tempérament. Ces digressions viennent donc
tempérer un contenu scientifique, qui risquerait sinon d’être parfois un peu aride ou
ardu. Elles interviennent pour le réjouir et le réchauffer. Elles font intervenir l’auteur,
qui ne craint pas d’écrire à la première personne. Et, bien que certains des lecteurs
pourront s’exaspérer de telles intrusions, habitués qu’ils sont à des présentations plus
anonymes de ton, d’autres y trouveront une voix amicale et fraternelle: telle fut, en
tout cas, mon intention.

Published inL’architecture du vivant