Je suis suffisamment proche de la lisière de la forêt pour la scruter. Chacun des arbres est unique. Le pin que je regarde se différencie de son voisin. Cet arbre singulier porte en écharpe sa propre mortalité. Certaines de ses branches sont mortes, elles portent des aiguilles brunies et raréfiées. Mais un arbre n’est pas restreint à une statique. Ses réponses aux souffles d’air sont comme une danse, comme un péan aux pressions environnementales qui ont induit l’évolution de son espèce. Ce sont quelques-unes des réflexions qui vous viennent, à regarder un arbre.
Il en est une autre, que je vous dirai dans un instant. Car je veux d’abord faire part d’une émotion comparable, elle aussi esthétique, elle aussi intellectualisée. J’examine maintenant une page d’un périodique scientifique, tels que les porte-fanions de ma profession, Angewandte Chemie International Edition in English et le Journal of the American Chemical Society.
Comme la réaction présentée est élégante et efficace, en sa sélectivité! Comme la synthèse de cette belle molécule, une substance naturelle complexe, est bien conçue, économe de moyens et d’étapes, allant vers son but avec une détermination de joueur d’échecs n’imaginant pas perdre la partie, et tenant compte à l’avance des mouvements probables de l’adversaire-partenaire, en l’occurrence une matière à laquelle il dicte son comportement, et dont il prévoit les réactions (et se confondent ainsi deux acceptions de ce même mot, réaction comme terme du dual action-réaction, et réaction chimique).
Ce sont deux beautés équivalentes, celle de l’arbre et celle de la science. Qui me permet d’affirmer la préséance de l’une sur l’autre? Il serait singulièrement anthropocentrique de privilégier la seconde. C’est ce que nous faisons pourtant, sans même y penser, réduisant des millions de pins de Scandinavie ou du Canada en pâte à papier pour nos publications.(ç’était la remarque promise).
Que l’homme détruise la nature pour aller vers plus d’humanité apparait une excuse valable. Mais peut-on admettre l’arboricide généralisé, en faveur d’une recherche dénuée d’originalité, d’une recherche d’imitation et de fonctionnariat, par contraste avec la seule vraie recherche, la seule aussi qui justifie de sacrifier tous ces arbres, la recherche de création?
Puisque mes lecteurs ne font pas nécessairement partie des chercheurs, un mot d’explication s’impose. Parler de “recherche de création” apparait en effet comme un pléonasme. Néanmoins, l’expression s’impose, face à une professionnalisation, à une fonctionnarisation aussi de la recherche scientifique.
Les principales causes au refoulement de la créativité et au mimétisme conformiste sont les suivantes: *la recherche ciblée (mission-oriented research), venant tout droit des impératifs militaires de la Seconde Guerre Mondiale, internalisés ensuite par les universités de recherche américaines, qui virent le jour à l’instigation, inspirée, de Vannevar Bush; *les procédures d’examen des projets de recherche par les organismes dispensateurs de crédits, Commission de Bruxelles ou autre National Science Foundation, encourageant une inflation, lors de l’évaluation par les pairs: en tant que rapporteur, ne pas étiqueter un dossier “excellent” équivaut à le démolir; il est devenu délicat, même à mots couverts, de suggérer la minceur d’une contribution à l’avancement des sciences; *la promotion sociale par la recherche scientifique, responsable d’un véritable lumpen proletariat de travailleurs scientifiques affluant des pays en voie de développement pour préparer des thèses dans les laboratoires des pays industrialisés.
Leurs capacités intellectuelles ne sont aucunement en cause, mais ils souffrent souvent de formations générales insuffisantes. Devant cet état de fait, nombre de laboratoires dévaluent sciemment la thèse de doctorat, et deviennent de véritables usines à thèses: en effet, les organismes gestionnaires de la recherche se simplifient la tâche en assimilant, certes un peu vite, qualité et quantité (qualité de la science posée comme proportionnelle au nombre de doctorants et au nombre de publications du laboratoire); *une autre sociologie, pesante elle aussi, fait que les organismes gestionnaires de la recherche se remplissent de jeunes scientifiques, qui se reconvertissent dans l’administration devant la difficulté actuelle des carrières, avec donc peu d’expérience personnelle de la science, et qui se comporteront donc en technocrates (faire rédiger des rapports périodiques et des bilans financiers); *un facteur politique: les organismes supranationaux fonctionnent sous la pression de lobbys nationaux. Les équipes de direction sont plurinationales et plurilingues, ce qui est plutôt un bien. Mais les critères réels d’acceptabilité d’un projet de recherche sont des aberrations kafkaïennes (associer des laboratoires universitaires et industriels, et veiller à la sur-représentation, rattrapage oblige, de pays aux traditions scientifiques plus récentes); *la prolifération de périodiques scientifiques commerciaux (qui vampirisent les maigres crédits des bibliothèques universitaires, mais c’est un autre sujet): en conséquence, on peut toujours publier un travail, aussi médiocre fut-il. De plus, nombre de chercheurs ont des pratiques abusives, vis-à-vis de la règle déontologique suivant laquelle tout auteur d’une publication doit pouvoir en présenter et en défendre l’intégralité, seul; Arrêtons-nous là: je ne cherche pas à être exhaustif, et ce bilan est plutôt triste. Donnons ces deux images pour résumer: la mauvaise monnaie chasse la bonne; il s’installe, de manière dommageable pour la science, une véritable pollution de l’espace conceptuel.
Je viens de développer (à peine) l’hypothèse d’une asphyxie de la recherche de création par prolifération de la recherche d’imitation. Les technocrates qui gèrent la science ne veulent pas se compliquer la tâche, ils contraignent la science vivante à se mouler à leurs organigrammes.
Mais n’y a-t-il pas aussi censure d’authentiques imaginations créatrices par l’orthodoxie de la science officielle? Cette thèse est un mythe colporté par les médias, sûrement pour son aspect romantique.
Les scientifiques adorent en fait tout ce qui est farfelu, le dorlotent, l’étudient soigneusement pour, s’il fait mine d’être un tant soit peu opérationnel, le récupérer. Le créateur méconnu n’existe pas. Autant Alfred Wegener (dérive des continents) que Gregor Mendel (bases de la génétique) étaient connus et appréciés de leurs contemporains pour leurs travaux. Barbara McClintock, un chercheur isolé certes, était renommée et estimée. il en va de même pour Stanley Prusiner, dont le récent Prix Nobel était prédit par la communauté scientifique depuis une bonne dizaine d’années.
Au terme de ce papier, conscient de son aspect négatif et quelque peu corrosif, j’espère que les rédacteurs de Campus m’autoriseront à lui donner une seconde partie, qui serait faite, elle, d’un ensemble de propositions constructives.