Voir rouge
Cette question de la couleur me donne l’occasion de vous convier à réfléchir, au travers d’un exemple simple, aux conditions de possibilité de la vulgarisation scientifique, ce livre y compris. Car, ne nous leurrons pas, la langue naturelle est impuissante à traiter de questions de science.
Dans l’arc-en-ciel, la bande que nous associons aux couleurs “rouge” est continue. Il faudrait donc un nombre infini de mots pour qualifier chacune des teintes, repérée par l’une des longueurs d’onde dans cette région du spectre.
Or, la langue usuelle ne dispose, au plus, que de quelques dizaines de mots – alors que des millions, des milliards n’y suffiraient pas-pour désigner les diverses nuances du rouge. De plus, cette terminologie du rouge procède par analogie, c’est-à-dire par comparaison avec des objets faisant partie du paysage.
Ceux-ci peuvent être des produits chimiques, élémentaires (fer porté au rouge, cuivre, rubidium, etc.) ou composés (vermillon, minium, litharge, réalgar, etc.), et des minéraux comme le rubis ou la brique. Ils peuvent être aussi des emprunts au monde végétal (garance), à celui des fleurs (coquelicot, pivoine, etc.) ou des fruits (tomate, cerise, groseille, etc.). D’autres rouges sont nommés à partir du règne animal : sang, sang de bœuf, cramoisi, carmin, incarnat, écrevisse, pourpre, etc. D’autres portent une empreinte humaine, la culture (au sens large) ayant façonné la nature : lie de vin, bordeaux, braises, magenta, etc. Enfin, la synthèse par l’industrie chimique de colorants artificiels, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, nous a donné des rouges jusque-là jamais vus sur la planète, comme le rouge Congo ou le rouge Bengale.
Toute cette terminologie du rouge dans la langue de tous les jours est incapable de s’adapter à une utilisation scientifique quelconque : non seulement elle est trop pauvre en termes, mais elle est hétéroclite et incohérente.
La conséquence de cet état de choses est (j’abrège) qu’en sens inverse, la conception naïve de la vulgarisation scientifique comme traduction, à partir des langages techniques propres à la science, vers la langue de tous les jours, est une totale utopie. L’exemple du rouge, des rouges plutôt, montre l’impossibilité à passer de faits scientifiques, même les plus simples, à leur description dans un lexique intelligible par tous.
En effet – nous le savons depuis qu’au XVIIIe siècle le philosophe Condillac l’a intelligemment formulé – la science ne peut pas se bâtir sur une terminologie, mais seulement sur une nomenclature logique et cohérente. Qu’est-ce à dire? Pour reprendre l’exemple des nuances du rouge, nous faisons appel, dans la vie de tous les jours, à des palettes où les différentes couleurs sont codées, mais non nécessairement nommées : c’est le cas lorsqu’on s’achète un rouge à lèvres, un vernis à ongles, ou un marqueur d’une encre Pantone™. De telles palettes se situent entre la langue usuelle, celle dont le lexique se consulte dans un dictionnaire, et la langue des scientifiques, dont le vocabulaire nécessite un long apprentissage. Leur nomenclature est répertoriée par des organismes de normalisation, qu’en général seuls des spécialistes consultent.
Mais revenons à la transmission des savoirs, du scientifique vers le public. Puisqu’elle se fait nécessairement par le truchement de la langue naturelle et que, comme on vient de le voir, il est impossible de faire se correspondre une nomenclature et une terminologie, comment diable parler de questions de science autrement qu’en un langage abscons, celui des spécialistes d’une discipline?
Le pessimiste dira: “Inutile d’essayer, l’entreprise est vouée à l’échec.” Il citera peut-être, à l’appui de ce constat, Ludwig Wittgenstein : “Ce dont on ne peut parler, il vaut mieux le taire.” L’optimiste- l’auteur se range dans ce camp-dira: “Essayons quand même.”
Et il prendra en modèle le langage qui, comme on l’a vu plus haut, procède par analogie. Il cherchera des comparaisons permettant de faire sentir au profane tel ou tel concept de la science : il s’agit donc de suggérer, pas du tout d’expliquer-le didactisme est perdu d’avance. Le vulgarisateur s’appliquera à toute une patiente reconstruction, pour passer de la science des scientifiques, telle qu’elle s’exprime en un jargon quasi-juridique, à la science divulguée, sous la forme d’un récit, récit qui fait appel à tous les procédés narratifs pour s’attacher l’intérêt du lecteur.
Ce qui précède est grandement simplifié. J’ai passé sous silence toutes sortes d’autres complications, dont je citerai seulement celles-ci:
- · la science ne répond qu’à certaines questions, celles qui sont de son ressort. Par exemple, la question “Qu’est-ce que la couleur ?”, ou la question “Quelle est l’origine du temps ?”, ne sont pas des questions de science, car les réponses à ces questions passionnantes, mais insensées, nous restent inaccessibles par les méthodes de la science;
- · rouge cerise : griotte ou bigarreau ? A quelle saison ? A quelle heure de quel jour? Et pourtant le terme «rouge cerise» est fonctionnel, il nous donne a voir en pensee cette nuance du rouge.
- · Le mot “pourpre” qui, en français, désigne un rouge, s’applique en anglais à un violet;
- · une couleur est inséparable de son entourage, elle n’est pas perçue par le cerveau comme étant de la même teinte, suivant qu’on l’observe sur un fond blanc, noir ou jouxtée d’autres couleurs. Cette loi (du contraste simultané des couleurs, comme on la nomme) fut découverte par Goethe puis par le chimiste français Chevreul. Elle fut à la base de la peinture des Impressionnistes, plus encore de l’école pointilliste de Seurat et de Signac, avant d’être exploitée par Robert et Sonia Delaunay;
- · “rougir de plaisir / rougir de honte”: est-ce du même rouge? Et peut-on le décrire par l’un des qualificatifs de la langue commune : bordeaux, brique ou pivoine?
Tout ce qui vient d’être dit à propos du rouge vaut bien entendu pour toute autre couleur, le jaune ou le bleu. Retenons seulement, pour le restant de ce livre, qu’il existe de très nombreux rouges différents et que la notion d’une couleur rouge unique, dont on puisse parler, relève seulement d’une illusion psychologique. Pour être commune, elle n’en est pas moins indéfendable.
Ô sens commun, ce que tu te goures, ce que tu te goures…