Skip to content

Miroir de la chimie

Pierre Laszlo
Miroir de la chimie
Broché | 328 pages | LE SEUIL, Paris | collection SCIENCE OUVERTE |
2000 | ISBN 2020352737

Descriptif :
Reine de nos sociétés industrielles, la chimie est aussi l’une des sciences les plus mal connues. Tout en invitant le lecteur à une visite guidée des hauts lieux de la chimie, et en l’initiant à ses concepts essentiels, Pierre Laszlo tente surtout de mettre au jour ses racines culturelles. D’une surprenante galerie de portraits où le chimiste musicien Alexandre Borodine voisine avec Fritz Ha ber, authentique personnage de tragédie grecque, on passe à l’absinthe, à la myrrhe et au patchouli. Un parcours aussi éclectique que le sont les multiples domaines d’application de la chimie moderne, dont un bon nombre se reflètent dans ce précieux miroir.

Miroir de la chimie.
Editions du Seuil, Paris, 2000.

 

La gestion de la recherche publique, ou le respect des marginaux

Roger Fourme, biologiste travaillant au Lure, un laboratoire de l’université Paris-XI (Orsay), déclarait fin 1998, en réponse aux projets de réforme du CNRS de Claude Allègre :

La logique qui consiste à faire reposer la recherche sur une compétition exacerbée entre les chercheurs, sur leur précarisation et faire de l’incertitude du lendemain un facteur de créativité est une idée reçue. Elle est très répandue dans les pays à haut niveau scientifique, mais son efficacité reste à démontrer. La créativité suppose du temps, des conditions ad hoc pour réfléchir, échanger, élargir ses connaissances. Le style de travail qui tend à devenir la règle me semble s’écarter de plus en plus de ces exigences, et ne pas permettre la meilleure qualité et la meilleure efficacité. Le CNRS [Š] reste un îlot de résistance à cet égard.

Ce discours paraît le bon sens même. Et pourtant il choque, tant il prend à rebours (comme d’ailleurs très honnêtement son auteur le fait valoir) l’organisation de la recherche dans des pays de niveau scientifique comparable, sinon supérieur au nôtre : États-Unis, Grande-Bretagne, Japon, Allemagne et Scandinavie. Nous avons en France conscience aiguë, à la fois de l’anachronisme qu’est devenu le CNRS (comme on l’a dit, le dernier reliquat d’une bureaucratie de type stalinien à perdurer chez nous) et de l’extrême difficulté qu’il y a à le réformer, non pas tant du fait de la somme des corporatismes qui se liguent pour le maintien du statu quo, mais davantage encore du fait de la position centrale de cet organisme dans notre paysage mental, qui semble le rendre irremplaçable.

Comme l’a dit Dominique de La Martinière, Une partie de notre matière grise et de notre argent quitte la France [Š]. Prenez les milieux de la recherche : en France, ceux qui ne trouvent rien restent au CNRS ; ceux qui trouvent s’en vont à Berkeley ou ailleurs. Notre pays est pétri de culture égalitariste. N’aimant pas les talents, il cherche à les taxer.

Puisque le débat consiste à éprouver les points de vue, en les frottant l’un contre l’autre, mettons en débat ces deux opinions, de Fourme et La Martinière.

On peut répondre à Fourme qu’un certain nombre de ses positions constituent des pétitions de principe : qu’est-ce qui prouve qu’il faut du temps à la réflexion ? Combien de temps a-t-il fallu à Louis de Broglie pour trouver la mécanique ondulatoire, par exemple ? Je prends délibérément en exemple celui d’un aristocrate à l’ancienne, sans besoins matériels, non menacé par une quelconque précarité de l’emploi. En ce qui concerne cette dernière, un chercheur dans un laboratoire anglo-saxon est assuré du lendemain, assurément davantage qu’un jeune de passage dans un laboratoire du CNRS. Son avenir, c’est infiniment probable, le verra dans un autre laboratoire que celui de sa formation. Mais, plus que vraisemblablement, pas au chômage.

Là où Fourme explicite l’équation « CNRS = stabilité d’emploi = temps de la réflexion », La Martinière en pose une autre « CNRS = égalitarisme = horreur du talent, de tout ce qui dépasse ». Décidément, le CNRS n’est pas réformable. Faut-il le reconstruire sur ses propres décombres ? La recherche scientifique est une mauvaise herbe, qui pousse dans les terrains vagues. La gérer apparaît donc comme une contradiction dans les termes. Mais justement, des considérations lexicales permettent de progresser : puisque diriger la recherche risque de la mutiler, comment s’y prendre pour organiser la non-directivité (sans pour autant verser dans l’anarchie) ? En s’assurant, lapalissade, qu’on fournit à la recherche des espaces de liberté.

Un laboratoire de chimie est l’un d’eux. Certes, il est assujetti à des contraintes. Un impératif premier est de protéger l’intégrité physique des chercheurs : port obligatoire des lunettes et d’une blouse de protection, travail sous la hotteŠ Mais la liberté caractérise, idéalement, les discussions entre chercheurs, le choix des sujets d’étude, celui des méthodes d’investigation et des outils techniques. Liberté d’errer surtout : il n’est d’avancée significative, il n’est de collaboration fructueuse, il n’est de réelle pluridisciplinarité, qu’à condition d’autoriser et d’encourager les chercheurs à devenir et à rester des nomades : physiquement (stages postdoctoraux où ils le souhaitent, dans le monde entier) et intellectuellement (sur l’ensemble de la carte du savoir). Régionaliser une recherche, que ce soit physiquement, administrativement ou psychologiquement (sectorisation du savoir), la stérilise par avance.

Des espaces de liberté, pour que les chercheurs puissent jouer. L’esprit de jeu est vital pour la recherche. Celle-ci n’est féconde que dans un esprit de jeu, dont Huizinga écrivait qu’il est d’enthousiasme et d’extase, sacré ou festif suivant l’occasion. L’action s’accompagne d’un sentiment d’exaltation et de tension, suivis de relaxation et de gaieté, autant de qualificatifs pour décrire l’atmosphère à installer et à maintenir dans un laboratoire. Le monde du jeu est celui de fictions auxquelles on croit (cf. « Hypothèses et théories scientifiques »), d’un monde imaginaire ordonné par des conventions et par des invariants perçus (lois de nature, règles auxquelles les phénomènes sont assujettis).

Le chimiste, dans son laboratoire, organise des rencontres entre différentes substances pour assister à leurs interactions et « voir ce que ça donne » : son attitude est semblable à celle de l’enfant mélangeant les couleurs de sa boîte de peinture, dans l’espoir de créer de la sorte du nouveau, de l’insolite. D’autres manifestations de son esprit ludique consistent pour lui à se demander : « Qu’est-ce que ça donnerait siŠ je change les proportions / j’inverse la séquence des opérations / j’inverse le raisonnement (une attitude dont je suis coutumier) / j’ajoute cet ingrédient / etc. ? » Cette curiosité ludique fut à l’origine de bien des découvertes en chimie.

Comme dans d’autres disciplines (physique, biologie, géologieŠ), les publications de chimie ont, en règle générale, plusieurs auteurs. Joseph Parello les a dénombrés dans la revue généraliste Science : 5,1 en moyenne. Cela n’est pas surprenant. La recherche en chimie est un sport collectif. Même la chimie théorique, dont le principal outil est le calcul sur ordinateur de solutions numériques de l’équation de Schrödinger, se pratique rarement en solitaire.

Parello cite à ce propos Lewis Wolpert :

Afin de favoriser le succès de leurs idées et donc leur propre réussite, les scientifiques doivent [Š] adopter une stratégie à la fois de compétition et de collaboration, d’altruisme et d’égoïsme. C’est bien dit : un gestionnaire de la recherche dose, par ses diverses incitations, les deux composantes. L’esprit d’équipe est indispensable par souci d’efficacité, tandis que le besoin qu’un individu a de s’affirmer, d’être le premier à atteindre un objectif et à le faire savoir, lorsqu’on somme cette ambition sur les milliers de chercheurs d’une discipline, suscite une effrénée course aux résultats.

Et comment inciter à la pluridisciplinarité ? Elle ne vient pas naturellement aux chercheurs, qui, spontanément, ont plutôt tendance à se regrouper entre sectateurs d’une même discipline. Il y a là, davantage encore qu’une manifestation de corporatisme, tout simplement un impératif de communication dans un même langage.

La pluridisciplinarité est désirable, car c’est aux marges d’un domaine, mieux encore dans le no man’s land – l’expression est la plus apte ici, en dépit de son franglais – séparant (et donc aussi réunissant !) deux secteurs disciplinaires, que les découvertes se feront.

Si on me donnait carte blanche, je constituerais une petite équipe de six à huit personnes, comportant : un chimiste de synthèse, une ou deux biochimistes, un mathématicien appliqué ou un informaticien, un spectroscopiste, et trois ou quatre chimistes généralistes. Une telle équipe, bien motivée, serait extrêmement performante.

Je me plais donc à espérer que les gestionnaires de la recherche en chimie sélectionneront des animateurs, à la fois désireux de constituer et de conduire de telles équipes, ce qui exige des qualités hélas pas très fréquentes : un tempérament de généraliste, une culture scientifique assez large, le respect de l’autre et surtout une très grande modestie quant à l’étendue de son propre savoir ! La pensée paresseuse distingue la recherche fondamentale de ses applications : la première se définirait par le désir de connaissance, alors que la seconde obéirait à la volonté de profit matériel. Mais ce n’est pas la seule distinction qu’on peut poser. Une autre est celle que résume brillamment Bernal :

Nous sous-estimons grossièrement l’utilisation de la science fondamentale. Les profits les plus rapides, mais aussi les plus certains, viendraient d’une connaissance plus profonde de la nature. Une grande partie de ce qu’on appelle science appliquée n’est en fait que de la science périmée, qui est appliquée : les méthodes pour l’application sont encore plus périmées que la science qui est appliquée. Par exemple, la construction est certainement l’un des secteurs les plus retardataires de la technologie moderne. Parce que nous ne connaissons qu’insuffisamment la solidité des matériaux que nous utilisons ou leur résistance aux tensions, restée jusqu’ici incalculable, nous gaspillons dix fois plus de matériaux qu’il n’en faudrait pour réaliser les espaces dont nous avons besoin. On qualifie cela de facteur de sécurité. Ce n’est en fait qu’un facteur d’ignorance.

Un mathématicien français trouva un autre exemple de la même idée :

Cependant le mathématicien « pur » est bien en peine d’expliquer au non-spécialiste l’intérêt de ses recherches. Par rapport au mathématicien appliqué, qui est en prise sur la vie pratique et étudie des problèmes qui peuvent intéresser un vaste public, le mathématicien « pur » est décalé. Tantôt il s’attarde à parfaire une théorie qui semble avoir déjà rendu tout ce que les utilisateurs en attendaient, tantôt il se découvre en avance de 20 ans sur les besoins de la pratique. La General Motors s’est tout récemment [ce texte date des années 1960] mise en tête de représenter mathématiquement les éléments de carrosserie de ses voitures ; il faut donc admettre que c’est une chose utile au monde libre. Or l’appareil mathématique pour cela existe depuis 1945 ; c’est celui des spline functions que Schoenberg avait introduites comme solution d’un certain problème d’extremum dont, seuls, quelques analystes pouvaient se soucier à l’époque. C’est le dernier en date, mais de tels exemples abondent. Ils autorisent le mathématicien pur à demander en sa faveur un préjugé favorable [sic] : je ne sais pas si ce que je fais a la moindre importance pratique, mais personne ne peut prouver le contraire.

On peut renchérir sur cette dernière phrase, et formuler ainsi le paradoxe de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée : « Moins l’application est évidente, plus elle est sûre de marcher, et sûre d’être rentable. » Cette vérité profonde fut si bien comprise par certaines grandes sociétés américaines qu’elles ont construit de grands laboratoires de recherche fondamentale, équipés avec largesse (Experimental Station de DuPont de Nemours, entre autres), qui concurrencent vigoureusement les laboratoires universitaires. Évidemment, on ne prête qu’aux riches, et seuls des géants industriels peuvent se permettre de tels investissements à longue échéance, et momentanément à fonds perdus. Hélas, la vogue actuelle est la rentabilité immédiate de l’actionnariat, qui stérilise donc la recherche : c’est une politique à très courte vue, dont on devrait revenir rapidement.

« Le problème du développement durable ne pourra être résolu sans un changement radical du pilotage de la science et de la technologie », écrivait récemment un collègue. Cette phrase témoigne d’un état d’esprit (antiscience) et d’une idéologie, à mon humble avis, déphasés. En effet, le jugement de valeur sous-jacent consiste à incriminer la technique, donc par association la science, des effets délétères sur la biosphère – la réduction drastique de la biodiversité par exemple. Il suffit de remarquer que la science s’identifie à notre prise de conscience de telles atteintes à l’environnement, et qu’elle seule fournit au moins des amorces de solution, pour délier considérablement la complicité dont elle serait coupable à l’égard de la technique, et de ses abus.

Mais allons au c¦ur de l’argumentation qu’avance souvent ce type d’interlocuteur : pour continuer à citer le même texte, « le pilotage de la politique scientifique soumis à une course entre les modes de régulation à court terme en faveur de groupes sociaux très privilégiés et très minoritaires et des modes de régulation à long terme au bénéfice de tous ». Le slogan « la science doit être, ou se mettre, au service de l’homme » résume la pensée qui s’exprime ici.

Or, il suffit d’un instant de réflexion (et d’analyse logique) pour constater que ledit slogan est au mieux une tautologie, puisque les deux prédicats « science » et « homme » font partie de la même catégorie sémantique, et au pire un non-sens : si la locution à fonction de verbe « être au service de » a un sens dans des phrases telles que « l’employé du guichet de la gare est au service des usagers de la SNCF », par contre toutes les verbosités du type « la science doit être au service de l’humanité », « l’humanité doit être au service de la science », « la logique doit être au service de l’intelligence », « l’intelligence doit être au service de la science » (on peut aisément rédiger un logiciel producteur de tels slogans) sont de creuses tautologies, affligeantes de banalité.

L’aspect sans doute le plus important d’une saine gestion de la recherche est la question éthique. J’affirmerai, d’entrée de jeu, qu’elle ne trouve pas de bonne réponse par des comités nationaux de haut niveau venant se prononcer, une fois le mal accompli. Les questions éthiques doivent être envisagées, discutées et résolues dans la vie quotidienne des laboratoires – j’ai scrupule à devoir le rappeler, tant cela paraît évident !

À l’extérieur de la corporation des chimistes, les problèmes éthiques sont posés par l’invention et la mise en circulation de nouvelles molécules dangereuses. Sans faire de nouveau le procès éculé des apprentis sorciers, il importe que les chercheurs ne se désintéressent pas des nouveaux composés qu’ils mettent au monde : on reste responsable de sa propre progéniture.

Les chercheurs industriels ont cette même responsabilité vis-à-vis de l’aval. Ils ont à mieux contrôler, d’une part le transport des livraisons de produits chimiques (car c’est là que la plupart des accidents et des atteintes à l’environnement surviennent), d’autre part les rejets (solvants usés, produits secondaires, etc.)

La quasi-absence d’un sens éthique de la part de scientifiques en général, de chimistes en particulier, doit être déplorée dans un tout autre secteur : je veux parler de l’achat de compétence, une véritable subornation. On constate cette absence de sens moral lorsque des chimistes, payés pour cela par une corporation ou par des intérêts particuliers (dans une procédure juridique, par exemple) fournissent un témoignage d’expert biaisé, et d’où l’esprit scientifique est le plus souvent le grand absent. Tout ce secteur des expertises juridiques est à revoir de fond en comble, car les notions de preuve légale et de preuve scientifique sont souvent éloignées l’une de l’autre.

Venons-en à la morale publique en interne, au sein des laboratoires. Elle s’inculque lors de la formation des jeunes chercheurs. Une première règle, absolue, que tout chef de laboratoire doit s’imposer, est de ne jamais placer sous risque (ingestion de substances nocives, explosion, incendieŠ) des jeunes innocents et inexpérimentés.

Plus pernicieux et non moins grave que le risque physique est le risque moral. Les aînés donneront l’exemple de l’honnêteté intellectuelle la plus exigeante. Trafiquer des résultats expérimentaux est criminel. Ce comportement inqualifiable est pourtant courant dans certains laboratoires. J’ai ainsi accueilli un jour dans mon laboratoire de Princeton un jeune chimiste français, venu se réfugier aux États-Unis : il avait été choqué de découvrir, au moment de commencer à préparer à Lyon une thèse de doctorat, toute une malhonnêteté ambiante. La fraude y était endémique. Il choisit de fuir, et il eut bien raison !

Une autre lacune éthique majeure, courante en ce moment dans les laboratoires de chimie en France, est la perversion de la thèse de doctorat, conséquence de la thèse courte, en trois ans. Celle-ci est une aberration. Une thèse de chimie qui se respecte exige cinq ou six ans. Pourquoi un temps aussi long ? Par nécessité d’apprentissage d’une science difficile et complexe, encyclopédique et multiparamétrique qui plus est. Aussi, la réponse hexagonale à l’obligation administrative et financière d’un doctorat accompli en un délai ultra-bref est l’« usine à thèses ». Au lieu que la thèse de doctorat soit comme le chef-d’¦uvre d’un compagnon, par lequel il prouve la maîtrise de son métier, davantage encore son aptitude à diriger le travail d’autrui, elle est devenue médiocre et dépersonnalisée : une production collective navrante.

Parmi les manquements à l’éthique, dus aux mêmes facteurs (empires de recherche construits sur le peuplement d’un laboratoire par des doctorants en formation, plutôt que sur l’excellence de la production), il me faut dénoncer le plagiat. Celui-ci prend, surtout à l’heure actuelle, la forme du pillage de bibliographie : il est tellement plus reposant, au lieu d’asseoir une publication sur des publications qu’on a lues et digérées, de recopier telle quelle la liste des références à la fin d’une publication d’un collègue. Qu’un tel chapardage soit devenu courant ne le rend pas moins répréhensible.

Un cas retentissant fut la suppression de ses crédits de recherche fédéraux infligée à Leo A. Paquette, à l’université d’État de l’Ohio, lorsqu’il fut pris la main dans le sac : membre d’une commission d’évaluation pour l’attribution de subventions, il avait recopié pour sa bibliographie dans une publication au JACS des références d’un projet de recherche de Steve F. Martin, de l’université du Texas. Avec le plagiat, nous sommes en pleine « banalité du mal », pour citer la description par Hannah Arendt du comportement d’Eichmann durant la guerre. La recherche d’imitation, dont nous avons tant à souffrir, la me too chemistry pratiquée par la plupart, est condamnable car condamnée (à la stérilité).

Une autre malhonnêteté, elle aussi courante, concerne les accords de publication. Deux chefs de laboratoire passent un contrat, occulte bien entendu, par lequel ils se rendent cosignataires des publications résultant des travaux de leurs équipes. Un tel accord, entièrement licite lorsqu’il y a eu collaboration effective, viole la déontologie dans le cas contraire. Mais la chose n’est pas rare : cela permet de gonfler des listes de publication, donc de se donner des armes dans la chasse aux contrats et aux honneurs.

Compte tenu de ce qui précède, qui devrait gérer la recherche publique et comment ? L’autogestion est la réponse qui semble s’imposer. Or elle est condamnée par le corporatisme. Si des chimistes gèrent en vase clos l’activité d’autres chimistes, le cercle vicieux du copinage s’enclenche. L’un des recours passe par des consultants étrangers, a priori plus objectifs car ils ne sont pas des acteurs du système (ni, on veut l’espérer, trop liés à ces derniers) : Claude Allègre l’a tenté durant son passage au ministère (en 1999). Une autre manière d’éviter le corporatisme – Claude Allègre chercha aussi en vain à l’imposer aux chercheurs du CNRS – copie le modèle américain. La recherche ne s’effectue que dans un cadre universitaire, dans lequel les spécialistes se concertent seulement pour leurs enseignements, mais sont placés en situation de concurrence sauvage pour l’accès aux crédits de recherche. Chacun des chefs de laboratoire y est un entrepreneur indépendant, soumis « aux lois du marché ». La concurrence entre ces agents, dans une économie générale de la science, assure le maintien de la qualité. Il suffit alors, dans un tel système, de définir l’enveloppe globale pour chacune des grandes disciplines (dont la chimie), et de définir une procédure juste d’allocation de crédits de recherche aux laboratoires, sur la base de projets motivés introduits devant des organismes comme la National Science Foundation ou les National Institutes of Health.

Ce mécanisme fonctionne aux États-Unis, pays gigantesque dont c’est un atout en la circonstance, avec d’assez bons résultats ; mais à un prix très lourd : les jeunes chercheurs passent une grande partie de leur temps (un quart, environ) à rédiger des projets de recherche, destinés à leur obtenir les subsides tant convoités, sans lesquels leur carrière scientifique sera très vite interrompue brutalement. Esquissons enfin ce qui pourrait être un système un peu différent, évitant le corporatisme et bénéficiant d’une saine compétition. Chaque année, on choisirait 10 % des nouveaux docteurs en chimie pour constituer une cohorte de jeunes prometteurs. Le choix en incomberait à un jury international indépendant de six membres, recruté par cooptation et renouvelé par tiers tous les deux ans. Il se réunirait deux ou trois jours pour étudier les dossiers, constitués pour chaque candidat par la dissertation, les publications éventuelles et les rapports sur l’impétrant. Chacun de ces jeunes recevrait alors un financement complet, postes de chercheurs y compris, couvrant une période de huit ans (deux + six). Les deux premières années consacrées, sans dérogation aucune, à des stages postdoctoraux à l’étranger ; les six années suivantes à leurs recherches, en toute liberté et sans obligation aucune. Durant la huitième année, un tirage au sort sélectionnerait 50 % de ces chercheurs, autorisés à poursuivre leur carrière dans la recherche publique : financement sur programme de contrats de recherche de cinq ans. Les autres 50 % se recaseraient dans le privé, avec l’aide des gestionnaires européens de la recherche, dont cela constituerait la fonction principale. Ce plan a au moins l’avantage de la simplicité !

Published inMiroir de la chimie