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L’odeur de terre

 Pierre Laszlo
Terre & eau, air & feu. Histoires de sciences.
Editions Le Pommier, Paris
Relié | 159 pages | 2000 | ISBN 2746500663

Table des matières:
TERRE. La mémoire de la terre. Genèse d’un sol. Terre thaumaturge. Les pierres qui bouillonnent. L’odeur de terre. EAU. La couleur de l’eau. L’eau changée en terre. L’eau de rose. L’eau potable. AIR. Météorologique. Thème et variations. Les gaz rares

Descriptif :
Pourquoi l’eau est-elle bleue ? Peut-elle se transformer en terre ? Comment prépare-t-on l’eau du robinet ? Qu’est-ce que le brouillard ? D’où viennent les nuages ? Le réchauffement global de la planète pourrait-il s’amplifier ? Les argiles furent-elles des précurseurs de l’ADN ? La terre a-t-elle une mémoire ? une odeur ? A quoi sert la torchère d’une raffinerie de pétrole ? Pourquoi les cardiaques se soignent-ils à la nitroglycérine. Et comment les feux d’artifice anticipent-ils sur l’ordinateur ? Eau, air, terre et feu, les quatre éléments des Grecs nous sont familiers et pourtant étrangers : que savons-nous de leur histoire, de leur composition chimique et des merveilles qu’ils ont inspiré aux artistes, aux philosophes et aux scientifiques ? Pierre Laszlo nous révèle ici les liens profonds qui unissent le monde naturel, notre vie quotidienne et la science qui leur est sous-jacente. Il intègre ainsi la science à la culture, la faisant passer du registre de l’inconnu et du redouté à celui du simple et du familier. Quand la science la plus dure se pare de tous les appâts : beauté du monde et des oeuvres d’art, humour, poésie, histoire…

L’odeur de terre

“Il sentait bon le sable chaud, mon légionnaire!” Cette rengaine familière d’Édith Piaf nous interpelle aussi: elle intrigue un peu, autant qu’elle nous touche aux tripes, comme bien d’autres de ses chansons. L’expression “sentir le sable chaud” est fascinante, qu’on la prenne au figuré ou au propre. Au sens figuré, c’est toute une association d’idées et d’images que ce raccourci présente à l’esprit: sable de plage méditerranéenne, ou plutôt sable de méharée dans le désert; intimité sensuelle, à fleur de peau, d’autre part. Au sens propre, faut-il comprendre que le sable chaud aurait une odeur caractéristique?

On dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu. De même, il n’y a pas d’odeur sans émission de ces petits porteurs d’odeur que sont les molécules, miettes infimes de matière diffusées dans l’atmosphère, y restant suspendues, tournoyant avec ses remous, jusqu’à ce qu’un souffle d’air les porte au contact de la muqueuse nasale. Quelques exemples connus de tous sont le vinaigre, l’alcool, l’essence, chacun de ces liquides a une odeur caractéristique. De même, des plantes, la menthe, la lavande ou le thym diffusent aussi, chacune, des molécules porteuses de leur fragrance si reconnaissable. L’amante du légionnaire aura eu les narines chatouillées par une molécule porteuse de cette odeur de sable chaud? Hélas! Il n’y a pas de molécule de sable, qu’il soit chaud ou froid d’ailleurs. Le sable est fait de silice, plus ou moins pure, c’est-à-dire d’un minéral qui, à la température ambiante, est entièrement dénué de volatilité. C’est la même matière dont on fait le verre, qui est même parfaitement inodore, c’est l’un de ses principaux attraits (et la raison pour laquelle, de très haute Antiquité, les flacons à parfums sont faits de ce matériau).

Est-ce à dire que seules des substances organiques, issues d’organismes vivants, puissent avoir une odeur? On opposerait de la sorte un monde organique, riche en odeurs, au monde minéral, désodorisé. La distinction serait trop tranchée. Des contre-exemples viennent à l’esprit: certes le sel n’a pas d’odeur; mais le sucre n’en a pas davantage (pour nous, tout au moins; les mouches le flairent de loin!). Par contre, le soufre a une odeur, des silex qu’on frotte ont aussi une odeur bien reconnaissable: or ce dernier exemple n’est pas très éloigné de celui du légionnaire à la peau tout incrustée de sable saharien… Existerait-il tout-de-même une odeur de sable chaud?

Peut-on généraliser la question: quid de la terre? La terre a-t-elle une odeur? Peut-on reconnaître tel ou tel sol rien qu’à le flairer? Peut-on humer l’humus, en quelque sorte?  Nombreux furent nos prédécesseurs à le penser. Dans l’Antiquité grecque et romaine, certains tenaient la Terre pour un organisme gigantesque. Ils lui attribuaient donc, tout comme à un animal ou une plante, une odeur. Aristote, pour sa part, théorisait ces émanations sous forme de deux exhalaisons issues de la Terre, l’une humide, et l’autre sèche. Les conceptions religieuses ne restèrent pas étrangères à cette question de l’odeur de terre: les fumerolles volcaniques, qu’on trouve ici ou là, avec leurs odeurs méphitiques, sulfureuses furent mises sur le compte de fissures faisant communiquer le monde infernal, souterrain, celui de l’Hadès, avec la surface habitée par les humains.

Il ne restait plus qu’à la science moderne, celle issue de la Révolution scientifique du XVIIe siècle, marquée par les noms de Galilée, Descartes et Newton, à s’emparer du problème de l’odeur de terre. La science expérimentale se donne parfois, comme point de départ, comme définition du problème à résoudre aussi, un fait d’observation. En l’occurrence, ce fut l’odeur caractéristique, de terre fraîchement remuée, qu’on perçoit souvent auprès d’une tranchée qu’on creuse. Les terrassiers en sont familiers, ils ont d’ailleurs beaucoup de mal, rentrés chez eux, à éliminer de leurs vêtements et de leur corps cette odeur. L’odeur de terre littéralement leur colle à la peau; on verra pourquoi.

Dans les années 1880, le grand chimiste français Marcelin Berthelot s’attaqua au problème. Ayant fait passer de la vapeur d’eau au travers de masses terreuses, il lui fut possible d’isoler de la sorte une substance ayant cette forte odeur de terre. Mais la technique expérimentale était insuffisante, fin XIXe siècle, pour aller au delà de l’isolement, vers une meilleure caractérisation. Ce n’est qu’en 1965 qu’une chimiste américaine, Nancy N. Gerber, put identifier enfin la molécule que Berthelot avait isolée, et qu’elle dénomma “géosmine”, des deux racines grecques gê, terre, et osmê, odeur.

La géosmine est une molécule organique; de composition C12H22O, elle est faite d’atomes de carbone disposés en deux cycles accolés, et porteurs, outre d’atomes d’hydrogène suivant la règle, d’un atome d’oxygène (sous forme d’une fonction alcool, ceci étant dit pour ceux qui s’y connaissent un peu). Sa découverte put surprendre: comment diable un sol, c’est-à-dire un conglomérat de différentes roches pulvérisées, peut-il contenir aussi une molécule non minérale? Celle-ci serait-elle associée à l’humus, c’est-à-dire à la matière végétale (cellulose, surtout) en décomposition? La géosmine serait-elle le produit ultime de la mort des plantes, avant la minéralisation de leurs débris, sur la voie du début de la formation des divers carburants fossiles, lignite, tourbe, charbon, pétrole?

Il n’en est rien. La géosmine n’a pas une odeur de mort, c’est au contraire une fragrance du vivant. Cette senteur émane de micro-organismes multiples, certes associés à l’humus, provenant soit de diverses familles d’algues, soit de diverses familles de moisissures, des actinomycètes en particulier. Les actinomycètes sont, à en croire le Petit Larousse, des bactéries du sol formant des filaments ramifiés. Ils jouent un rôle important dans la formation de l’humus, et certains nous fournissent des antibiotiques.

Pourquoi tous ces micro-organismes émettent-ils de la géosmine? Bonne question: manière de dire qu’on en ignore encore la réponse! Je ne serais pas surpris que des colonies microbiennes diffusent la géosmine comme marque d’occupation de leur territoire, à l’instar d’un chien qui urine sur tout le pourtour du sien, pour le baliser de son odeur individuelle.

Ainsi, la géosmine, la molécule à l’odeur de terre, rentrerait dans l’ordre. Ce ne serait qu’une senteur biologique comme bien d’autres, avec une fonction biologique somme toute banale?  Pas du tout. La géosmine est tout-à-fait unique, car c’est, et de très loin, la plus forte odeur naturelle connue. Celles émises par d’autres animaux, se défendant de la sorte contre leurs prédateurs, telles que la mouffette d’Amérique, sont insignifiantes en comparaison. Comparé à celui d’un chien, notre odorat est faible. Or, il est capable de détecter un dixième de partie par milliard (0,1 ppb) de géosmine: si par exemple, une truite ou une carpe contient dans sa chair plus d’un dixième de millionième de milligramme de géosmine  par gramme, nous trouvons à ce poisson un insupportable goût de vase. De nombreux élevages de pisciculture ont été victimes de la sorte de la géosmine! Les concentrations incriminées sont infimes: comme si un seul grain de riz rendait immangeable tout un camion de riz!

Que de questions cela soulève-t-il! Pourquoi sommes-nous aussi intolérants à cette odeur? Cette hypersensibilité à l’odeur de terre (et au goût de vase qui lui est lié) est-elle inscrite dans nos gènes, ou est-ce de l’acquis, du culturel? Y a-t-il une fonction biologique à notre très vive répugnance à manger un aliment ayant goût de vase, la chair d’un poisson par exemple? Ce trait différencie-t-il des populations d’origine nomade d’autres populations, d’origine lacustre quant à elles?

Outre ces questions, où l’anthropologique le dispute au biologique, la molécule de géosmine en soulève encore d’autres. En premier lieu, puisque produite en si petite quantité tant son activité olfactive est forte, il a fallu la synthétiser, pour en avoir des échantillons significatifs, à des fins d’expérimentation diverses.

En second lieu, il a été possible de relier cette odeur de terre à un enchaînement, caractéristique, de l’atome d’oxygène et d’une demi-douzaine d’atomes de carbone: nous nous sommes ainsi donné l’aptitude de fabriquer des molécules artificielles qui ont, elles aussi, cette odeur de terre, parce qu’elles incorporent ledit enchaînement d’atomes.

Mais la géosmine ne présente pas seulement des questions, elle fournit aussi des réponses: du fait de son seuil de détection exceptionnellement faible, elle est devenue le principal outil, au laboratoire, de  chercheurs étudiant l’olfaction, de tous les organes des sens celui qui reste aujourd’hui le moins bien connu.

On a là un cas, fréquent dans la science: le phénomène qu’on étudie, et dont l’élucidation participe de l’avancement du savoir, se met à son tour à aider au progrès des connaissances, souvent dans un tout autre secteur que celui de la découverte initiale. Aux mains d’une chercheuse inspirée, telle que Nancy N. Gerber, l’objet d’étude devient outil de recherche.

Pour revenir au légionnaire de Piaf, et à son odeur de sable chaud, cette dernière n’est donc pas nécessairement une fiction du compositeur de la chanson! Il n’est pas interdit de penser que des grains de sable servent d’habitat pour telle ou telle souche de micro-organismes, et qu’à l’instar de l  géosmine, des métabolites aient pu être responsables de l’odeur qui émeuvait tant la chanteuse.

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