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L’analyse chimique comme dématérialisation

L’analyse chimique est prise comme exemple, dans l’activité réelle d’un laboratoire d’aujourd’hui. La matière y est tenue à distance, mise entre parenthèses. Elle est certes indispensable, mais à titre de matière première pour la prduction d’information. L’analyse chimique traduit des messages instrumentalisés en des modules informationnels. Nous sommes redevables de cette révolution conceptuelle aux grands chimistes, Justus von Liebig, Auguste Laurent, Jean-Baptiste Dumas et autres qui, au milieu du XIXe siècle, ont bâti l’audacieuse théorie des radicaux. Depuis lors, la chimie moléculaire est devenue combinatoire de ces modules idéaux, groupes d’atomes n’ayant d’existence que fictive, qui sont pour la chimie ce que les phonèmes sont pour la parole.

 

Matière à chimie”

J’ai choisi de décrire ici les relations des chimistes d’aujourd’hui avec la matière, par le canal de la sous-discipline nommée “analyse”, dont le résultat (pour faire bref) est de faire correspondre une formule à une substance inconnue, ou à reconnaître. Je commencerai par résumer la pratique du laboratoire. Elle nous conduira à des conclusions provisoires. Et je concluerai par un parallèle avec l’étude du langage.
On peut définir la chimie comme science des transformations de la matière. Est-ce à dire qu’elle s’intéresse à tel ou tel état, qu’elle traite en particulier des diverses molécules isolées ou synthétisées? Le risque d’éparpillement est grand, puisqu’on a répertorié dans les Chemical Abstracts plus de 15 millions de molécules existantes. Le regroupement s’impose, en grandes familles, que la chimie organique nomme quant à elle des fonctions.
La chimie serait-elle davantage l’étude des interconversions, c’est-à-dire des réactions faisant passer un assemblage d’atomes d’une configuration géométrique à une autre? En fait, les deux aspects coexistent. La statique et la dynamique chimique sont les deux faces d’une même pièce. La science chimique ne peut se passer ni de l’une, ni de l’autre. Nous verrons que l’une et l’autre ont comme point commun de mettre entre parenthèses la matérialité de la chimie.
Je m’intéresserai ici au tout premier stade, celui dans lequel la chimie se collette avec la matière brute, pour en déterminer puis en affirmer le contenu: on appelle analyse chimique l’ensemble des opérations par lesquelles est déterminé le nombre de substances présentes dans un échantillon, et ce en quoi elles consistent.
Prenons un exemple concret. Un article en page 18 du journal LE MONDE daté du dimanche 24-lundi 25 août 1997, signé de Laurence Folléa, s’intitule “30 000 tétines contaminées ont été retirées du marché”, avec comme sous-titre “Un test de «Que choisir» a établi la présence d’agents cancérogènes”. On lit, dans le corps de l’article, la phrase “Leur dosage fait appel à des techniques de mesures chimiques éminemment complexes, dites de chromatographie en phase gazeuse.”
Glissons sur la rhétorique de cette journaliste, qui sacrifie d’autant plus volontiers à la chimiophobie ambiante que le qualificatif (respectueux? dédaigneux? ou simplement paresseux?) “éminemmement complexes” lui épargne un effort de compréhension. La chromatographie en phase gazeuse n’a rien de bien sorcier. Comme elle est au contraire le prototype des méthodes d’analyse utilisées couramment dans les laboratoires, nous y aurons recours pour présenter l’objectif de l’analyse chimique, transformer la matière en de l’information. Je commencerai donc par expliciter ce que la journaliste a trouvé trop compliqué pour le lectorat du MONDE.
Au départ, nous sommes ainsi confrontés avec des tétines pour biberon, un échantillon d’un matériau élastique et plastique, lisse, d’une certaine couleur. Pour analyser cette matière, qui se présente à lui à l’état solide, le premier geste du chimiste est de la disperser, de séparer les uns des autres les granules qui la composent. Pour ce faire, il dissout un fragment minuscule (moins d’un milligramme suffit amplement) de tétine dans un solvant: il s’agit d’un liquide, comme l’alcool, l’éther ou l’acétone (qui sert aussi de dissolvant pour le vernis à ongle). La solution résultante contient désormais, sous la forme d’un liquide apparemment homogène, toutes les molécules provenant du prélèvement fait sur la tétine. La diversité matérielle apparente des existants initiaux, prélevés dans la nature, est d’ores et déjà gommée par cette mise en solution.
On injecte alors ce mélange, au moyen d’une seringue tout-à-fait similaire à celles servant à introduire des médicaments (ou des drogues) dans l’organisme, dans un four qui le vaporise. Toutes les molécules, celles du solvant comme celles de la tétine du biberon, sont alors entraînées par un courant gazeux (d’un gaz très peu réactif comme l’hélium) dans une course d’obstacles. Elles ont à franchir quelques dizaines de mètres d’un tube rempli d’une résine solide, freinant le transit du gaz, car les molécules présentes viennent se coller à la surface des corpuscules de cette résine, avant d’en être détachées par le flux gazeux: tout comme on peut voir, dans un torrent de montagne, des branchages se faire accrocher un certain temps par les rochers, avant d’être entraînés par le courant.
À l’issue de ce parcours, les molécules ont été triées, d’après leurs forme et polarité. Certaines se sont faufilées plus ou moins rapidement. D’autres ont été coincées plus longtemps. Bref, le détecteur à la sortie de la colonne chromatographique ne perçoit plus, si la séparation a été efficace, qu’une succession de sous-populations homogènes: d’abord les molécules A les plus rapides, puis les molécules B un peu moins rapides, et ainsi de suite, jusqu’aux molécules X, Y ou Z , les plus lentes.
Et c’est ainsi qu’on met en évidence la présence de nitrosamines, qui sont souvent des molécules toxiques, cancérigènes sur différents animaux de laboratoire, dans des tétines de biberons de marque Rémond, ce qui crée une certaine émotion: dès les jours suivants, le fabricant répond à Que Choisir, le secrétariat d’État chargé de la consommation procède à des contrôles, faudra-t-il retirer certaines tétines du marché?
Mais revenons à cette technique de base de la chimie analytique, la chromatographie en phase gazeuse. Elle a séparé les molécules injectées, celles du solvant et celles de la tétine, une population hétéroclite, en des sous-groupes homogènes, dont tous les individus sont identiques les uns aux autres, dans chacun de ces sous-ensembles.
À cette étape de séparation s’est superposée une phase de détection: d’une manière ou d’une autre, et peu importe ici le dispositif technique utilisé, l’arrivée de chacun des groupes ou pelotons moléculaires à la fin de l’étape chromatographique s’est traduite par un signal électrique dans un instrument de mesure. Un échantillon de matière a été converti en information, sous la forme d’un pic dont la forme renseigne, à la fois sur le nombre des molécules correspondantes et sur leur nature.
Ce processus de traduction est fondamental. La chimie moderne fait du traitement de l’information tout autant que des manipulations matérielles. Certes, ces dernières sont indispensables et constituent le point de départ obligé. Mais, presqu’immédiatement, comme le montre l’exemple des tétines, le chimiste travaille sur une information, il exploite divers signaux: dans l’exemple de la chromatographie, il compte des pics sur un écran ou sur un papier enregistreur, ce qui lui indique le nombre de substances différentes coexistant dans l’échantillon étudié.
L’étape suivante est d’identification: il s’agit maintenant d’injecter dans la même colonne chromatographique des substances connues, prises sur l’étagère du laboratoire, et d’observer des coïncidences entre les pics observés pour les substances inconnues et pour celles de référence: présentons les choses de la sorte, au moins temporairement, car ce n’est plus ainsi qu’on procède en pratique. Retenons-en seulement le principe.
Comment procède-t-on en pratique? Chacun des pics est analysé à son tour: les molécules correspondantes, frappées par des faisceaux d’électrons de haute énergie, sont brisées en fragments, et ces derniers sont ionisés, pour former des ions positifs, triés suivant leur rapport charge/masse, dans un spectromètre de masse. De plus, on détermine la masse de chacun de ces ions avec une précision telle qu’elle fournit, compte-tenu des abondances naturelles de chacun des isotopes (rappelons que des atomes d’isotopes ont les mêmes nombres de protons, mais diffèrent par le nombre des neutrons), la composition élémentaire de chacun de ces fragments. Le principe reste le même que ci-dessus: attribution d’une identité à une espèce chimique, ici un fragment moléculaire, à partir d’une “signature” qui le caractérise sans équivoque.
Sachant ainsi que la molécule inconnue, dont on a déterminé aussi la masse globale, comporte tel ou tel fragment, on peut en inférer l’assemblage de ses diverses composantes, tout comme on recompose un puzzle.
La spectrométrie de masse est l’une des grandes ressources de l’analyse spectrale. L’autre est la résonance magnétique nucléaire (rmn): l’absorption d’un rayonnement électromagnétique (dans le domaine des ondes radio qui nous est familier par la modulation de fréquence), par les moments magnétiques des noyaux des atomes, lorsque tout l’échantillon baigne dans un champ magnétique intense, fournit un ensemble d’absorptions ou spectre. Chacune de ces raies spectrales “signe” un groupement d’atomes qu’elle caractérise, par exemple un groupement carbonyle C=O, un groupement méthyle CH3, un groupement phényle C6H5, …

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Published inPhilosophy of Chemistry