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L’analyse chimique comme dématérialisation


Le système de signes

Ce faisant, le chimiste a transformé — et, je répète, peu importent à ce stade les dispositifs matériels ayant assuré cette transduction —  le système matériel, issu de la nature, en un ensemble de signes et de représentations, informatiques et cérébrales. Il aura pu avoir recours, de manière complémentaire ou indépendante de ce qui vient d’être décrit (couplage chromatographie-spectrométrie de masse et rmn), à la détermination de la structure de la molécule au moyen de la diffraction des rayons X par un cristal de ladite molécule, qu’il lui aura fallu obtenir au préalable.
Quoi qu’il en soit, il aboutit de la sorte à une formule et à un modèle, dans l’espace à trois dimensions: les atomes y sont disposés suivant leur arrangement, à l’échelle microscopique; leurs distances sont figurées à l’échelle; on distingue d’un coup d’œil les atomes qui sont plus proches voisins, réunis qu’ils sont par des liaisons chimiques; bref, de même que le contrôleur fiscal s’aide du relevé du terrain dressé par un géomètre, de même que l’architecte “voit” sa construction à venir sur une maquette, le chimiste dispose ainsi d’une figuration des relations spatiales entre atomes dans la molécule, cette entité si petite qu’elle reste impossible à voir, même à une vue aidée d’instruments.
Le système de signes inhérent dans la formule ou le modèle résulte d’une construction historique, achevée pour l’essentiel vers le début du XXe siècle. Les grandes étapes en furent: la nomenclature mise au point dans les années 1780 par Fourcroy, Guyton de Morveau et Lavoisier; la théorie atomique introduite par John Dalton juste avant 1810; la notion, antiréaliste mais si féconde, de radical que nous devons, vers les années 1850, à Justus von Liebig, Auguste Laurent et Jean-Baptiste Dumas, entre autres (il est plus fructueux de concevoir la molécule d’éthanol C2H5OH, par exemple, comme union des deux radicaux, fictifs, éthyle C2H5 et hydroxy OH que comme somme des deux molécules bien réelles d’éthylène C2H4 et d’eau H2O); et la chimie structurale, ouverte dans le dernier tiers du XIXe siècle, par August Kekulé, Archibald Couper, Jacobus Henricus van’t Hoff, Achille Le Bel, Louis Pasteur et d’autres encore.
Passons aux composantes de ce système de signes: ce sont les atomes du tableau périodique de Dimitri Mendéléiev, avec les symboles typographiques arbitraires qui les désignent (C pour carbone, Na pour sodium), et, pour chaque atome, la disposition dans l’espace de ses liaisons virtuelles avec d’autres atomes. Par exemple, il existe trois types d’atomes de carbone, digonaux, trigonaux et tétraédriques, avec des liaisons au nombre de deux et coaxiales; au nombre de trois et coplanaires; au nombre de quatre et dirigées vers les quatre sommets d’un tétraèdre. Décrites ainsi, ce sont des idéalités, ce sont comme des stéréotypes platoniciens.
Et ces modules élémentaires sont assemblés les uns avec les autres en une molécule, suivant une connectivité (un groupement CH3 lié à un groupement CH2 lui-même lié à un groupement OH dans la molécule d’éthanol précitée) fournie par l’analyse spectrale.
Remarquons, à ce stade de la description que l’analyse chimique a substitué, à ces données phénoménologiques immédiates que sont l’aspect, la texture, le grain ou le poli d’un échantillon matériel (la tétine) des êtres discrets, idéalisés, postulés à l’échelle microscopique, incapables d’existence autonome et d’existence tout court que sont un atome de carbone ou d’oxygène tétraédriques. Remarquons aussi la ressemblance avec le langage: mon interlocuteur émet des ondes sonores, dont l’amplitude et la fréquence varient durant une fraction de seconde; mais j’entends l’un des phonèmes de la langue française, par exemple celui correspondant à la lettre a dans “patte”.  Car le cerveau a procédé spontanément à une analyse harmonique de Fourier, il a établi implicitement un spectre de puissance en fréquences, où il a reconnu à sa forme l’élément signifié, le a de “patte”. On peut pousser l’analogie assez loin: les radicaux présents dans une molécule ont un statut comparable à celui des phonèmes.

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Published inPhilosophy of Chemistry