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L’analyse chimique comme dématérialisation


La langue des spectres

Détaillons un peu cette analogie. Pour identifier des nitrosamines dans la tétine, la chromatographie en phase gazeuse les a séparées, dans un premier stade, des autres molécules de l’échantillon. Puis l’analyse spectrale les a caractérisées, fournissant la formule de chacune des nitrosamines présentes, et leurs quantités relatives.
Ainsi, l’analyse spectrale est comme un langage, puisqu’elle associe divers signifiés, les formules de ces diverses nitrosamines en l’occurrence, aux signifiants que sont leurs spectres. Mais remarquons que les véritables signifiants et signifiés élémentaires sont, d’une part les fréquences discrètes d’absoprtion présentes dans un spectre, d’autre part les groupements d’atomes ou radicaux présents dans une molécule.
Remarquons aussi la distinction d’avec une langue naturelle, car ici l’association du signe avec la chose signifiée n’est pas arbitraire; elle est, au contraire, fondée intrinsèquement. Elle est à la fois nécessaire et empirique: l’observation d’un pic, à une certaine fréquence et avec un certain aspect, dans le spectre de rmn de l’éthanol signifie “CH3”, non parce que j’en ai décidé ainsi, mais parce que c’est ainsi. Le seul moment arbitraire, ici, est l’appellation “méthyle” pour ce groupement d’atomes CH3.
Ce qu’il importe de noter, dans l’argument présenté ici, est que l’analyse spectrale — à laquelle on donnera ici, sans qu’il y aît besoin d’autre justification, une fonction allégorique de l’analyse chimique, plus généralement — a remplacé la matière par un spectre (ou un ensemble de spectres). Elle ne raisonne plus que sur ces fantômes: ces fantômes sont devenus la réalité, la seule réalité, et la matière est désormais mise entre parenthèses.
Dès lors, le chimiste tient le spectre pour seule réalité, dans la mesure où il est le représentant, fiable, d’une population moléculaire inaccessible à nos sens. Le chimiste lit le spectre comme un ensemble de sèmes, renvoyant à telle molécule (ou macromolécule) provenant certes de l’échantillon matériel.
Mais le spectre lui aussi n’est qu’une étape. Dès qu’il a été lu et compris, c’est l’objet moléculaire qui se démasque derrière lui; et qui prend la forme de telle ou  telle représentation — arbitraire quant à elle: on peut se représenter l’éthanol comme un ensemble de boules accolées, ou comme des boules reliées par des tiges —, qui à son tour sera la figure qu’aura prise alors la réalité aux yeux du chimiste.
Les représentations que l’imaginaire chimique se donne des molécules par leur modélisation forment des langages semblables aux autres langages humains: les chimistes s’accordent sur leur lexique et sur leur syntaxe, et reconnaissent tel ou tel de leurs aspects conventionnels.

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Published inPhilosophy of Chemistry