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Impressions d’un passant à Liège

(texte intégral d’un chapitre d’un ouvrage collectif, d’études du livre autobiographique de Georges Simenon, Pedigree)

Je me souviens de Liège

Ma fréquentation de Liège est complémentaire de celle de Simenon, telle qu’il se la remémore dans Pedigree. [i] La ville de mon enfance n’est point Liège, mais Grenoble. Je n’avais jamais visité Liège, avant d’être nommé dans son université au début de l’année 1970. Comme bien des Français, ce que je connaissais de la Belgique se restreignait aux grandes villes flamandes et à leurs musées. Puis j’ai vécu 30 ans à Liège et dans la région liégeoise, jusqu’à ma retraite anticipée, à l’automne 1999.

Je fus tout de suite séduit par l’exercice qui m’était proposé ici. L’archétexte est ample, en effet. Dans mon cas, il se trouve que je rédige une chronique plus ou moins hebdomadaire à l’adresse de mes enfants, et que ce texte comporte justement une rubrique du souvenir. De plus, je lisai il y a quelques mois la nouvelle édition, remaniée, augmentée et corrigée du Je me souviens de Grenoble, de Jean-Pierre Andrevon. [ii] Andrevon, un écrivain de science-fiction, fut plusieurs années durant, mon camarade de classe au Lycée Champollion de Grenoble. Confronter mes souvenirs d’enfance avec ceux de cet exact contemporain me fit percevoir une stratification de la mémoire.

De plus, le livre d’Andrevon est, très explicitement, dans la mouvance du précieux petit chef d’œuvre, le Je me souviens de Georges Pérec—un autre contemporain, disparu prématurément—qui, à sa parution, m’avait beaucoup ému: sentimentalement, par les souvenirs partagés; et d’une grande admiration intellectuelle pour cet exploit. [iii]

L’archétexte personnel, structurant, animant et colorant ma vision de Liège, d’une ville de Liège très actuelle mais déjà délitée par l’assaut du temps, s’estompant donc ici et là par des bribes qui, si elles sont vivaces en mémoire, deviennent déjà du passé, font déjà partie de notre mémoire, individuelle et collective, a au moins quatre autres points d’ancrage.

Ce sont encore des livres—des chefs d’œuvre tous. Dans ses Impressions d’un passant à Lausanne, l’immense écrivain que fut le Vaudois de Paris, Charles-Albert Cingria, fait le portrait d’une ville, qui donne l’impression d’avoir inventé la douceur de vivre. [iv] Dans Le voyage muet, que je considère son chef d’oeuvre, Jacques Spitz articule une vision de l’existence, comme passage dilettante et nonchalant, en un ouvrage comparable pour l’inspiration aux Faux Monnayeurs, d’André Gide, mais à mon sens largement supérieur. [v] Tout récemment, un géographe français, Armand Frémont, héritier de Vidal de la Blache et d’autres géographes auxquels nous sommes redevables d’avoir été des fondateurs des sciences humaines par leurs riches monographies, André Demaison, Raoul Blanchard et quelques autres, a réussi un Portrait de la France d’aujourd’hui, élégamment rédigé, constamment habile, et emportant la conviction par sa ferveur amoureuse. [vi]

Enfin, pour l’ancrage historique, inévitable à considérer Liège, même dans cette topographie urbaine mentale à laquelle Pedigree nous invite, il me faut remonter aux débuts mêmes de la littérature de langue française. Chrétien de Troyes, en son dernier roman, Perceval ou le Conte du Graal, écrit vers 1185 et inachevé (sans doute par la mort de l’auteur), donne cette description d’une opulente cité médiévale, que je ne peux m’empêcher d’associer au Liège du XIIe siècle: [vii]

 

«Il regarde aussi la ville, peuplée de beaux hommes et de belles femmes, et les tables des changeurs, couvertes de pièces d’or, d’argent et de menue monnaie ; il voit les places et les rues pleines de bons ouvriers qui travaillaient aux métiers les plus variés : ici on fait des heaumes et des hauberts, là des selles et des écus, ailleurs des harnachements de cuir et des éperons ; les uns fourbissent des épées, les autres tissent des draps et les foulent, les peignent et les tondent, d’autres encore fondent l’or et l’argent ; ailleurs enfin on fait de belle et riche vaisselle, coupes, hanaps, écuelles, et des émaux précieux, anneaux, ceintures et colliers. Vraiment on eût volontiers dit qu’n la ville se tenait une foire perpétuelle, tant elle regorgeait de richesses, cire, poivre, graines, et fourrures de vair et de gris, et toutes marchandises qui se peuvent imaginer.»

 

Mieux que l’actuelle rue du Pot d’Or, n’est-ce pas?

Mais il y a aussi un Liège plus récent, tout aussi réel, celui de la frénésie hausmannienne de construction des années 1950, lorsque se construisirent les immeubles bourgeois du quai de Rome ou de la rue du Parc. Ce Liège opulent, sur fond de désindustrialisation accélérée de la région, a aussi son charme et son romanesque.

Si je situais un roman à Liège, à coup sûr y figurerait une insomnie. Notre héros est éveillé, aux petites heures. Il entend un bruit familier—si habituel qu’il en est devenu rassurant. Un avion à hélice survole Liège, et s’en éloigne peu à peu. Il s’agit assurément d’un chargement clandestin d’armes à destination de l’un des points chauds de la planète, Afrique, Philippines, Amérique Latine ou Moyen-Orient. Notre héros se rendort, rassuré: les malfrats veillent, et l’argent rentre dans les caisses. La Wallonie peut dormir en paix—à fournir à bon prix les armes de guerre pour que d’autres s’entretuent, dans un ailleurs tellement imprécis qu’il vaut mieux ne pas trop y penser. Cela fatiguerait. Rendormons-nous.

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