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Impressions d’un passant à Liège

Le promeneur pressé

Je garais ma voiture habituellement dans le parking de l’héliport. Ce n’était point tant goût du risque, on disait que des voleurs y sévissaient, que plaisir du site, et de la déambulation qui s’ensuivait.

Plaisir du site: il était voisin de l’hotel particulier où le Baron Graindorge avait sa magnifique collection d’art contemporain, que j’avais eu plusieurs fois le privilège de voir ; et ce personnage modeste et attachant, friand de Trstan Tzara, avait coutume de fastueusement régaler ensuite ses invités au restaurant de l’héliport.

Plaisir de la promenade: le boulevard Frère Orban est agrémenté en effet d’une allée ombragée de beaux arbres. Elle me conduisait, après la traversée du boulevard Piercot—où je me retrouvai souvent, en soirée, pour les concerts du Conservatoire dirigés par l’excellent Pierre Bartholomée—, face au vaste quadrilatère occupé par les bâtiments de l’Evéché. Je prenais la ruelle le longeant sur sa gauche, et me retrouvais ainsi au voisinage immédiat de la rue des Clarisses, en face de la place St Jacques, autre endroit où, de temps à autre, je mettai ma Triumph.

Je pouvais alors prendre à droite et arpenter la rue des Clarisses jusqu’aux Chiroux, passant devant l’Athénée Liège 1 sans y entrer. J’étais sans doute en manque, de mon habituelle tasse de café du milieu de la matinée. J’allais la prendre au « Cappuccino » comme se dénomme, si ma mémoire ne m’abuse, une très agréable encoignure de l’immeuble abritant la Maison de la culture. Ma gourmandise s’y récompensait d’un verre de jus de cerise, en prélude, et du spéculoos ou de la praline offerts avec la tasse de café.

S’ j’avais à faire au bâtiment central de l’Université, place du XX Août, je n’avais plus qu’à la rejoindre, au bout de la rue, après une petite halte à la librairie Halbart, pour un contact sensuel et intellectuel avec les livres récemment arrivés.

Mais je pouvais aussi avoir évité la rue des Clarisses, et pris plutôt par la rue St Paul, fort d’un prétexte pour un crochet par la papeterie IPL (Imprimerie Papéterie Liégeoise), lieu baudelairien (« luxe, calme et volupté »), ou que la fantaisie du promeneur m’ait voué à ce lieu, pour moi magique de la ville de Liège, cette rue tranquille, à distance de toute agitation, discrète, imprégnée d’un sens de l’écart, la rue St Paul. Le Consulat de France s’y est installé. Je me réjouissais intérieurement de ce que la représentation de mon pays se soit donné une si belle adresse, le 1 rue St Paul.

Je parvenais ainsi aux abords de la Cathédrale. Je n’y pénétrai que rarement. L’édifice à l’intérieur était décevant. M’avait surtout rebuté une séance solennelle, un Te Deum rassemblant les corps constitués, en cortège et en costumes, où la vulgarité des élus ayant préseance—qu’on ne s’y trompe pas, j’applaudis au principe—sur les autres personnalités, dont les universitaires en queue de protocole, faisait un spectacle, à mon sens consternant.

Mais cette église servait de plaque tournante. Piéton dans Liège, je pouvais dès lors rejoindre l’Université par la rue Charles Magnette, pour moi familière par l’agence de voyages Parfait—un nom qui ne s’invente pas—et la si chaleureuse personnalité de Madame Cœur deroi (autre joli nom), affectée à mes billets de train et d’avion. Un passage couvert achevait de rendre cette rue plaisante, offrant un petit nombre de commerces de luxe, lingerie, beaux disques de musique classique, le photographe Hubert Grooteclaes, l’encadreur à la rime, Claes, ayant essaimé à partir de son atelier de la rue Jean d’Outremeuse—bref du lèche-vitrines de haut de gamme.

Autre possibilité, une fois rendu place Cathédrale, pousser jusqu’au Théâtre, ce faisant pénétrer dans le réduit piétonnier. Me laisser tenter, peut-être par une halte-café ou -eau minérale dans l’un des établissements de l’endroit; assurément, par la traversée, soit de Pont d’Ile—réminiscence du plan de Liège au XIe ou au XIIe siècle, lorsque le lit principal de la Meuse présentait l’énorme hernie de la Sauvenière—soit de l’exquis et délicat Passage Lemonnier, un somptueux passage couvert, réplique d’endroits plus illustres, tels que le Passage Pommeraye à Nantes, celui des Panoramas à Paris, ou Burlington Arcade à Londres.

Le Passage Lemonnier montrait à mon imagination ses trois poles majeurs d’attraction que formaient, à ses deux extrémités, d’une part un magasin de somptueux sous-vêtements, pyjamas, chemises et cravates masculines—un Arnys liégeois, en quelque sorte; d’autre part, un magasin, tout aussi luxueux, de stylographes; tandis que le centre de cette galerie marchande abritait la Brasserie de la Renaissance et ses choucroutes garnies, des plus traditionnelles. Si j’avais eu l’heur d’un entretien avec M. Georges Sim, c’est là, à la Renaissance, que je lui aurais suggéré de nous rencontrer: «Mais si, Monsieur Simenon», me promettais-je d’insister, le taquinant de la sorte pour son surnom.

Un tel trajet me rapprochait des petits plaisirs d’emplettes, qu’il s’agissât du siège de la Société Générale de Banque, de courses dans l’un des deux grands magasins, le Grand Bazar ou le Bon Marché, ou, tout bonnement, de passer m’acheter Le Monde chez Bellens, rue de la Régence.

De la place de la République française, je faisai parfois un crochet jusqu’au magnifique Musée de la vie wallonne, ne manquant pas d’aller m’infiltrer au passage dans l’une des salles d’audience, au sein du Palais des Princes-Evêques, aux figures inspirées, disent certains, de l’Eloge de la folie. Je m’étonnai, traversant la place du Marché, de la relative modestie de l’Hotel du Ville, vis-à-vis de nombreux autres bâtiments publics ou privés. Et, me pénétrant de la charge émotionnelle qu’a dans l’imaginaire collectif liégeois, le monument central, dénommé le Perron, emblème des libertés communales, je me donnai un bain d’histoire, à base de sac de Liège et de vaillants Franchimontois.

Ou j’allai plus loin, soit qu’il me fallait récupérer mon «ramasse-minettes», comme Michel Zink le qualifia, en son garage Imperia-Standard du quai St Léonard, spécialisé dans les voitures britanniques; soit que, plus ou moins consciemment, je m’étais mis en quête, une fois de plus, de cette évanescente, de cette insaisissable «âme liégoise».

Je ne l’ai jamais trouvée. Et pourtant, je sais de tout mon corps de promeneur qu’elle se tâpit du côté de ces rues au gras pavé qu’on trouve entre Hors Château et Meuse, au pied des rudes montées vers la Citadelle. Ce cœur liégeois est, pour l’anatomiste, adossé à l’église St Barthelémy—j’entends encore le grand historien d’art Nordenfalk, de passage à l’Institute of Advanced Study, m’expliquer que l’œuvre de Rénier de Huy était une copie tardive d’un orginal sicilien, un puits je crois me souvenir—; tandis que la poitrine et le bréchet jouxtent le pont des Arches avec, à sa tête, le café-concert «Les Olivettes», et son inénarrable pianiste, du plus pur style 1925, qu’on aurait dit une invention de Simenon.

J’aimais aussi beaucoup prendre le chemin du retour vers l’héliport au prix d’un grand détour, Pont d’Avroy, puis la si merveilleuse rue St Gilles avant d’obliquer en direction du boulevard et des bords de Meuse. Il me faudra décrire, à une autre occasion, mes promenades dans cet autre univers qu’est Outremeuse, traversant la Meuse sur la Passerelle, empruntant le boulevard Saucy pour rejoindre le boulevard de la Constitution, pour avoir un collègue à rencontrer à l’hopital de Bavière ; ou bien rejoignant la rue Puits-en-Sock et revenant par la place Delcour, pour saluer ces grands amis trop tôt disparus que furent Marcel Florkin, puis Ernest Schoffeniels.

 

Le marcheur se promenant à Liège voit, un peu partout, des affiches pour des concerts. Davantage encore que le théâtre, ceux-ci drainent un public de jeunes, d’intellectuels, mais aussi d’une petite bourgeoisie volontiers mélomane. Notre promeneur de Liège note intérieurement sa surprise à voir, ici ou là, des boutiques de luthiers, d’assez nombreux discaires en dépit de l’arrogance du magasin de la FNAC place Saint-Lambert, ce y compris des éditeurs de partitions ou de disques.

Cette vie musicale intense, bien réelle, est l’un des aspects les plus chaleureux de la qualité de vie dans la métropole du confluent Meuse-Ourthe. J’ai souvenir des concerts hebdomadaires du jeudi midi, dans la salle de l’Emulation. Les habitués, souvent porteurs de la partition, venaient communier, avec discernement et une grande culture de répertoire, dans l’audition de solistes souvent remarquables, une heure durant. «Sur le temps de midi», comme on le dit si joliment à Liège, ils venaient se réjouir l’oreille d’un divertissement, indubitablement passéiste et un exutoire à la dureté des temps (ou tout simplement au climat ingrat).

Je n’ai quasiment point parlé de celui-ci: car Simenon est, à ce sujet, intarissable et indépassable.

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