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Impressions d’un passant à Liège

Absences géographiques

Si le Liégeois est un infirme qui s’ignore, côté langue, la ville de Liège pourrait se définir, en une première approche, par ce qu’elle n’est pas. Me frappe à cet égard la non-inscription dans un terroir. Les campagnes avoisinantes ne se sont pas données Liège comme leur métropole, elles gravitent autour de bourgades qui pour être proches de la capitale de la Wallonnie n’en ont pas moins conservé une bonne individualité: Tilff, Esneux, Spa, Huy, Visé, etc. Cela se constate, par exemple, à l’absence de marchés hebdomadaires, où des fermiers des régions avoisinantes apporteraient leurs primeurs.

De même, je fus frappé, à mon arrivée à Liège, par l’absence de banlieue à la française. L’influence britannique et/ou américaine domine, avec un suburban living à base de villas et bungalows sur pelouses manicurés. Cela commence dans les banlieux chics, comme Embourg ou la montée du Sart-Tilman. Point de grands ensembles, sauf quelques tours à Droixhe, un quartier de Liège dont le cinéma «Le Parc», cette oasis, fit un haut-lieu de la culture locale, aussi important que la maison de la culture «Les Chiroux».

Autre singularité liégeoise: en dépit de l’existence de ces grandes classiques du cyclisme que sont La Flèche Wallonne et Liège-Bastogne-Liège, cette dernière n’est pas une ville du vélo—si elle l’a jamais été. Alors que la campagne sur le pourtour, celle du Condroz par exemple, est infestée les weekends de petites motos vrombissantes, du modèle servant au moto-cross, Liège est une ville sans bicyclettes. Cela est dû, je le conjecture, à sa géographie, enclavée que fut la cité vers l’ouest par d’abruptes falaises formant remparts, raides à gravir pour le cycliste; que d’incessants crachins à longueur d’année auront pu commencer de décourager.

Traversée de Liège

Liège se pense volontiers ville-sœur, ou ville-compagne de Paris: non seulement par la langue, mais par l’animation, par l’esprit du lieu, et par vanité, tout bonnement. Néanmoins, je peux abonder en ce sens. La démonstration en est presque mathématique. Tout un chacun peut aisément en faire l’expérience. Il s’agit d’un parcours des deux villes en autobus, mais pas n’importe lesquels.

Je propose ainsi un parallèle entre le 63 à Paris et le 48 à Liège. Vous êtes prêts? Embarquons dans le 63, à son terminus de la Gare de Lyon. Son trajet est ample, il ceinture la Ville, courant parallèle à la Seine. Avec ses points de départ et d’arrivée sur la rive droite, l’autobus numéro 63 balade sa cargaison de passagers, qui en deviennent autant de touristes, pour l’essentiel au travers de la Rive Gauche. Il traverse le Quartier Latin d’est en ouest, longe Saint Sulpice, et poursuit son périple le long du boulevard Saint-Germain, puis de la Seine. Parvenu à la tour Eiffel, il franchit le fleuve au Quai de l’Alma, et amorce l’ascension de la colline du Trocadéro. Parvenu devant les musées qui s’y trouvent, il poursuit jusqu’à son terminus de la Muette.

Ainsi, l’autobus numéro 63 donne à voir Paris, non dans sa dimension laborieuse ou prolétarienne, mais, à l’instar du discours que Giraudoux place dans l’un de ses livres, du haut de la Tour Eiffel, envisagé comme panorama de ce haut lieu de la pensée et de la civilisation. L’autobus numéro 63 parcourt ce cortex cérébral où se conçoivent cours et séminaires, traités savants et romans, périodiques et beaux livres; il effleure l’iconothèque des galeries d’art de la rue de Seine et de la rue Bonaparte; il traverse le quartier Saint Germain- des-Près de part en part. Son cours y est parallèle à celui de la rue de l’Université, l’une des plus belles de Paris, un parcours imposé pour tout piéton de Paris. Enfin, l’autobus 63 accède aux beaux quartiers, donnant l’illusion à celui de ses passagers, venu en simple dilettante, que son itinéraire est celui même du parcours de l’existence, avec cette promesse implicite d’une vie dans un bel appartement de luxe, au calme, dominant Paris et avec cette vue imprenable que les agents immobiliers vous chiffrent à 0,1 % près.

A Liège, ma nostalgie parisienne se confortait volontiers d’un parcours de 48. L’autobus numéro 48 joint le centre de Liège au Sart-Tilman. Ses points de départ et d’arrivée se trouvent dans de la matière grise: le complexe abritant la bibliothèque universitaire qui jouxte le Rectorat et les bureaux administratifs de la place du XX Août, au voisinage de la grande poste; et les bâtiments du «nouveau» domaine universitaire, sur la hauteur entre Meuse et Ourthe, sur ce promontoire du plateau du Condroz, dominant au sud la cuvette où gît la ville de Liège.

L’autobus numéro 48 charge surtout des étudiants, et l’atmosphère en est potache plus que patache: faites un voyage en 48, tendez l’oreille un tant soit peu, vous saurez ceux des professeurs d’université chahutés, vous connaîtrez aussi les noms de ceux qui sont exigeants aux examens et qui osent coller leurs étudiants (les moffleurs), et vous découvrirez combien les étudiants, contrairement à ce qu’on imagine trop volontiers, sont obsédés par leurs études, bien davantage que par l’alcool (la guindaille), le sexe ou les vacances à l’étranger.

La circulation du 48 se fait via la place de la République Française, puis à contre-flot du boulevard de la Sauvenière—le nom d’un ancien bras de la Meuse—. Laissant à tribord le pittoresque quartier Saint-Gilles, puis le lycée Léonie de Waha et d’autres établissements d’enseignement secondaire ou supérieur (dont une école d’arts graphiques réputée), laissant à babord le terre-plein sur lequel se tient au mois d’octobre, plusieurs semaines durant, la foire, avec ses stands de vendeurs de laquemants (ou laekmans), ceux de tir à la carabine, ses maisons fantômes et ses autos-tamponneuses, ses manèges anciens ou dernier jeu, la grande roue dominant tout ce clinquant spectacle, l’autobus numéro 48 parvient enfin à l’orée de la rue des Guillemins.

Il la remonte jusqu’à la gare, cette pauvre gare deux fois victime: d’émeutes insurrectionnelles des années 1950, lorsque l’ancienne gare fut incendiée; puis la gare des Guillemins construite, telle que je l’ai connue de 1970 à 2000. Elle fut victime à nouveau, sous prétexte du passage par Liège, de la ligne de TGV reliant Bruxelles à Cologne, de la cupidité des politiques, des entrepreneurs et des promoteurs immobiliers, flairant un Pactole dans l’édification d’une nouvelle gare et de ses annexes.

Après la gare des Guillemins, l’autobus 48 vous donnait rue Varin la vue d’une exquise série de miniatures, ou d’une bande dessinée dont chacune des images était un émerveillement. Ces Très Riches Heures étaient, je me suis laissé dire, de Très Coûteuses Heures, ces allumeuses peu habillées, tentatrices par toutes les ressources de la lingerie, facturaient cher leurs services qui, paraît-il, se limitaient à des boissons.

Survenait alors encore une autre avenue bordée, comme l’avait été le boulevard, d’immeubles bourgeois cossus, et l’on parvenait à l’équivalent liégeois de ce qu’est le Champ de Mars pour l’autobus numéro 63 de la Régie Autonome des Transports Parisiens (un sigle à quatre lettres comme celui de l’entreprise liégeoise de transports urbains et suburbains, la STIL, est-ce un hasard?). On accédait à cette merveille, le Pont de Fragnée. Double merveille, à présent que la traversée de ce pont donne à admirer du grand art d’ingénieur, novateur et audacieux, un pont suspendu, celui d’une autoroute traversant la Meuse en direction des Ardennes, parallèle à une voix ferrée enjambant aussi le fleuve à cet endroit.

Frère du Pont Alexandre III à Paris, le pont de Fragnée est un ressuscité, reconstitué qu’il fut à l’identique après sa destruction durant la Seconde Guerre Mondiale, sous l’effet cumulé de l’offensive allemande à grands coups d’engins volants, des V1, et des bombardements par l’aviation alliée.

Passager du 48: recueille-toi, c’est le lieu: le pont de Fragnée est l’équivalent, pour la ville de Liège tout entière, d’un monument aux morts. Passager du 48, médites la leçon muette de ce pont et de ses ornements somptueux: la guerre est maudite, elle enrichit les marchands de canons locaux mais elle décime la population civile. La guerre est bénie, la Wallonie en vit, les fabriques d’armes font son gagne-pain depuis le Moyen-Âge.

La ville de Liège en a connu tant, de ces hécatombes. C’est une ville martyre. En 882, les Vikings la saccagèrent. En 1212, Henri, duc de Brabant, prit et pilla Liège. En 1408, le duc Jean de Bourgogne à son tour s’attaque à Liège. Il prit la ville, après avoir tué le gros de sa population, 25.000 Liégeois. En 1468, Charles le Téméraire s’en empara à son tour, et la livra à ses soudards ; puis il força Louis XI à venir voir le résultat—histoire de convaincre le roi de France de sa faiblesse impuissante, à venir en aide à ses alliés liégeois. La France se vengea, tardivement, de cette avanie. Après maintes invasions et prises de la ville de Liège aux XVIIe et XVIIIe siècle, elle l’annexa, et en fit de 1794 à 1814 le chef-lieu du département de l’Ourthe. Et les malheurs de la guerre frappèrent à nouveau très durement la ville de Liège durant les deux guerres mondiales du XXe siècle. Mais la bfabrication d’armes reprit de plus belle…

Le pont de Fragnée et ses sculptures font oublier par leur angélisme ces désastres à répétition. Puis, passant sous la voie ferrée en direction de Visé-Maastricht et de Verviers-Aix la Chapelle, le 48 entre dans Angleur, laissant sur sa droite la rue Rénory et sur sa gauche la mairie, un ancien château. N’ayant qu’écorné la commune d’Angleur, le trajet de l’autobus numéro 48 aborde maintenant la route du Condroz.

Au début de cette montée, point trop rude encore, le passager de l’autobus saluera au passage la statut du «Génie de la route», représentant, comme il se doit, Hermès, dieu des voyageurs. Cette sculpture m’a toujours ému. Lorsqu’un conducteur de camion ayant raté son virage la détruisit, dans les années 1980 je crois, j’intervins afin qu’on réinstalle un double, ce qui fut fait.

Tournant vers la droite, la route augmente encore sa déclivité et l’autobus numéro 48 se hisse, poussivement, entre les opulentes villas bordant cette montée du Sart-Tilman. Ce quartier est un peu le pendant pour le 48 du XVIe arrondissement à Paris, pour le 63.

Parvenu à ce village du Sart-Tilman, l’autobus pénètre dans le campus, où il trouvera enfin son terminus. C’est un domaine universitaire, parmi les plus beaux au monde. Combien de fois me suis-je pris à rêver de ce que le site, les bâtiments, certains magnifiques, s’assortissent de travailleurs intellectuels assidus, enthousiastes, travaillant jour et nuit, comme dans les grandes universités américaines. Ce serait dès lors l’une des plus belles universités du monde.

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