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Impressions d’un passant à Liège

Carte postale

L’esprit du lieu liégeois est, j’en suis convaincu, la courbure de la Meuse, du fleuve qui traverse et découpe la ville, déterminant ce faisant des caractères fondamentaux de l’agglomération. Un point idéal pour s’en convaincre, pour admirer aussi un très beau paysage urbain, est le monument à Zénobe Gramme, qui se trouve à l’entrée sud du Pont de Fragnée. Mettez-vous là, et regardez en direction du centre de la ville. Vous voyez, par delà l’héliport faisant face sur la rive gauche au Palais des Congrès, le complexe architectural de l’Evéché; vous apercevez, par derrière, un grand immeuble, la Tour Kennedy; et puis, sur une lointaine colline dominant la ville et où se trouvait anciennement le gros des fortifications, l’hôpital de la Citadelle.

Devant vous, à main droite, l’Ourthe venant se joindre à la Meuse, mais canalisée, en un ultime effort des ingénieurs pour prévenir leur réunion, en ce qu’on appelle la Dérivation. Et à main gauche, droit devant vous, la Meuse pousse son flot lent et puissant en une courbe admirable par son ampleur.

Il n’y a là, d’ailleurs, que la continuation de son comportement antérieur. Depuis Namur, la vallée de la Meuse s’est creusée, non pas rectiligne, mais en de grandes ondulations butant sur d’abruptes falaises calcaires. Les sites urbains, celui de Namur, celui de Huy, celui de Liège, se sont installés au long de ce superbe couloir naturel de communication.

Cette voie navigable a dû être l’une des splendeurs d’Europe jusqu’au XVIIIe siècle inclus. On en retrouve assez facilement l’idée, à cheminer le long de la Meuse, surtout en amont de Huy. En aval, l’industrialisation a fait des ravages, a fait du beau fleuve le drain utilitaire d’un paysage souvent sinistre, sinon sinistré, qu’il s’agisse de la première industrialisation par John Cockerill à Seraing au XIXe siècle, ou de réalisations plus tardives, du XXe siècle, centrale nucléaire de Tihange ou, toujours à Seraing, une usine de liquéfaction d’air pour fabriquer l’oxygène liquide utilisé dans les aciéries.

La Meuse y a perdu sa splendide unité. Le visiteur, venant à passer par Liège, reconstruit en imagination son ancienne homogénéité. Les liégeois font de même, la Meuse est pour eux un imaginaire, davantage encore qu’une réalité vécue—celle d’un fleuve à parcourir sur un esquif, se poussant vigoureusement à l’aviron, ou à survoler en canot à moteur, voire en ski nautique, ou encore le long duquel se promener, comme sur les berges de la Seine. Cette réalité d’un fleuve urbain—j’aurais pu citer aussi le Rhin à Bâle—est compromise à Liège. Elle est présente, mais non évidente.

Néanmoins, elle obsède. C’est ainsi que je m’explique ce désastre urbanistique dont le principal auteur fut Jean Lejeune, échevin aux travaux publics dans les années 1960 et 1970. Sur le modèle de la traversée de l’agglomération par la Meuse, il organisa des flux automobiles et quasi autoroutiers le long du fleuve. Or, la leçon constante, celle d’actions comparables mais très largement antérieures, comme celle de Robert Moses à New York, est que la circulation automobile doit éviter la ville. Lorsqu’on facilite la pénétration urbaine par le trafic automobile, le seul résultat est un rapide engorgement. Il appelle l’agrandissement des artères bouchées—ce qui présage un bouchonnement plus grave encore. Bref, l’action de Jean Lejeune fut redoutablement efficace, certains quartiers de Liège y ont perdu leur âme, et ne sont plus que des friches autoroutières de part et d’autre d’une voie, en principe rapide et souvent, en fait, embouteillée.

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