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Impressions d’un passant à Liège


Trésors du français de Liège

La langue française s’enrichit et se colore d’affects de la langue wallonne. Certaines tournures de syntaxe sont révélatrices. C’est, par exemple, la position de l’adjectif. Epithète, il vient devant le substantif—lointaine influence du latin, relayée par le germanique : Li noû pont, pour le pont neuf, ou dè nêur fi, du noir fil. C’est aussi la préposition signalant un verbe à l’infinitif, il aime d’être battu, ou, de même, j’ainm’reûs mi dè mori qui d’fér ine si faite, j’aimerais mieux mourir que de commettre un pareil forfait.

Venons-en maintenant à quelques expressions choisies [ix]—la plupart auraient enchanté Marcel Proust, d’oreille si fine, ou encore notre Vaudois Charles-Albert quant à celles d’évidente provenance latine :

comme on avait bon chez vous, direz-vous à vos hôtes en les remerciant de vous avoir invité. Généralisons: j’ai eu bon à vivre au Pays de Liège, plusieurs décennies durant.

demander après (Monsieur Simenon): où je vois un vestige d’influence germanique.

enfin: l’interjection est à Liège un tic de conversation, à rôle strictement prosodique—ou phonologique, comme on préfère—et non sémantique. L’interlocuteur français ne doit pas se laisser affecter par cette répétition lassante, mais dénuée de toute méchanceté.

il a bu assez: l’adverbe vient après le mot qu’il modifie dans cette construction wallonne, elle aussi dérivée du germanique.

étuve: je me souviens d’une rue de l’Etuve, et d’un théâtre de l’Etuve, près de la Grande Poste. Et ne puis m’empêcher de faire le rapprochement avec la signification de ce mot pour François Villon: l’étuve, là où il faisait chaud, là où il faisait bon de se retrouver, là où on avait bon et où on prenait son plaisir, le bain public, était le lieu de rencontre des mauvais garçons et des filles de joie, le bordel en un mot.

faire un cumulet: c’est ce qu’en France nous appelons «faire la culbute». Par temps sec, mes enfants faisaient de beaux cumulets sur notre pelouse de Plainevaux.

frauder: ou le verbe définissant la notion, à vrai dire, assez particulière qu’on se fait en Belgique de la citoyenneté. Le civisme est étranger à ce peuple, qui se pique de réalisme, et n’a donc aucun respect pour un pouvoir politique traditionnellement faible. Frauder le fisc est, avant le football, le cyclisme ou la colombophilie, le sport national, à l’extrême détriment des fonctionnaires, que le fisc saigne à blanc par voie de compensation.

fréquenter: terme pudibond, périphrase pour «coucher avec», là où le français parlera hypocritement de «relations sentimentales» et l’anglais, de même, de relationship ou involvement.

il fait cru: au sens de «il fait froid et humide». L’expression remonte, semble t’il, à Froissart, qui était originaire des Flandres. Je l’ai retrouvée, non sans délice, à Lausanne. Que les Vaudois et les Wallons aient en partage des manières de parler atteste d’une très ancienne communauté, qui fut politique tout un temps, celui de la Grande Bourgogne.

il ne peut mal: l’expression est d’autant plus savoureuse, qu’elle est ambiguë. Faut-il l’entendre comme «il ne peut rien lui arriver de mauvais» ou comme «il renâcle, et ne le fera pas»? La seconde interprétation est probablement à rejeter, l’attentisme si caractéristique de la part d’un liégeois, ayant à jouer un rôle quelconque de subordonné, ne s’explicite jamais, au grand jamais.

j’ai eu difficile à lire vos notes de cours, Monsieur le professeur: avoir (facile / difficile / bon / mal / etc.) est une construction très révélatrice de la pensée et de l’âme wallonne. Des faits d’existence basculent en des concepts d’acquisition et de propriété; la dynamique du vivant se coule et s’immobilise en une statique.

je le vois toujours en rue: et de multiples autres spécifications de lieu-dit sur le même modèle, en Neuvice, en Roture, en Outremeuse, en Vinave d’Ile, etc.

Li p’tit crollé: les crolles sont les boucles, les cheveux bouclés ou frisés. L’emprunt germanique est évident, le mot se retrouve par exemple dans l’anglais curl.

mamé Vicou: nom d’un restaurant spécialisé en cuisine régionale. Ce surnom familier, pour une femme plus tout-à-fait de première fraîcheur, m’a toujours ravi. En France, l’expression synonyme (ou à peu près) «vieux con» n’a plus du tout le même sens. Si elle a conservé un peu de la tendresse de «vi cou» (vieux cul), elle a changé de genre, et s’applique plutôt à un homme qu’on veut insulter.

on bê ovrèdje: de la belle ouvrage ; parfois, et ç’était l’une des rares phrases que j’avais apprises en wallon, comportant ce même verbe «œuvrer» je demandais en fin de journée à mes collaborateurs s’ils avaient fait du bon travail ce jour-là.

se trébucher: je ne peux m’empêcher de citer ce verbe, intransitif en français mais réfléchi en Wallonie, il fit mes délices.

un essui: pour ce qu’en français de France nous appelons un torchon. Je crois bien que la géniale langue wallonne, de même, fait «suer» le linge (fér souwér dès drap).

vous auriez bien facile: l’expression, qui se dit en wallon vos âriz bin ahéïe, est drue, me fait penser à la chair d’une cerise bien mûre.

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